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Le Nez en pays policier

München
Nationaltheater
05/11/2024 -  et 14, 17, 21 mai 2024
Dimitri Chostakovitch : Le Nez, opus 15
Boris Pinkhasovich (Platon Kouzmitch Kovaliov), Anton Rositskii (Le Nez), Sergei Leiferkus (Ivan Yakovlevitch, Employé du journal, Docteur, Policier), Laura Aikin (Praskovia Ossipovna, Dame respectable, Mère), Anton Rositskiy (Ivan, Domestique de Kovaliov, Assistant du chef de la police, Vieil homme, Colonel), Andrey Popov (Inspecteur de police, Eunuque), Gideon Poppe (Ivan Ivanovic, Chauffeur de taxi, Spéculateur), Stanislav Kuflyuk (Laquais de la comtesse), Alexei Botnarciuc (Chef de district de la police), Tansel Akzeybek (Yarychkine), Martin Snell, Piotr Micinski, Milan Siljanov, Bálint Szabó, Andrew Hamilton, Vitor Bispo, Pawel Horodyski, Roman Chabaranok, Tansel Akzeybek, Alexander Fedorov, Aleksey Kursanov, Granit Musliu, Vsevolod Grivnov (Domestiques, policiers, étudiants), Alexander Fedin (Pjotr Fjodorovic), Doris Soffel (Vénérable vieille dame), Louise Foor (Gestionnaire), Alexander Teliga (médecin), Alexandra Durseneva (Podtocina Pelageja Grigorjevna), Mirjam Mesak (Sa fille)
Chor der Bayerischen Staatsoper, Christoph Heil (chef de chœur), Bayerisches Staatsorchester, Vladimir Jurowski (direction musicale)
Kirill Serebrennikov (mise en scène), Tatyana Dolmatovskaya (costumes), Shalva Nikvashvili (masques), Michael Bauer (lumières), Alexey Fokin, Alan Mandelshtam (video), Katja Leclerc (dramaturgie)


D. Soffel (© Wilfried Hösl)


Dans sa Confession (1847), Nicolas Gogol (1809-1852) a rappelé son goût de jeunesse pour le comique : afin d’échapper à la mélancolie, dit‑il, « j’inventais pour moi‑même des personnages et des caractères entièrement risibles, je les mettais en pensée dans les situations les plus drôles, sans me soucier d’un motif, d’un but quelconque, d’une utilité pour quiconque ». Cela n’a pas satisfait les exégètes modernes, férus de psychanalyse (inutile de faire un dessin) ou d’apocalypse (le Nez serait une allégorie de l’Antéchrist), qui avancent du Nez, nouvelle d’un écrivain de 26 ans, des interprétations ingénieuses parfois, excessives souvent. A la relecture de Dimitri Chostakovitch (1906‑1975) et de ses librettistes se surimpose à présent celle de Kirill Serebrennikov. Certes, on s’attendait à ce que cette production de 2021 – qui marquait la prise de fonction de Serge Dorny au Bayerische Staatsoper – signée d’un opposant notoire au régime de Moscou s’accordât à l’actualité. Mais fallait‑il assombrir à ce point la veine satiriste de l’opéra ? Tout ici est dominé par l’uniforme, y compris la commère, le barbier, le directeur du journal, etc. Il n’est pas jusqu’au protagoniste principal, Platon Kovaliov, qui ne soit affublé d’un costume estampillé « Polizei ». Les couleurs ? Noir, blanc et gris. Selon le metteur en scène russe, qui a substitué à l’univers gogolien la plus sombre des dystopies, la police « rase » les nez des personnes emprisonnées car le nez est un marqueur de l’identité sociale – ceux qui sont au sommet de la société en ont parfois une panoplie. C’est dire le désarroi du malheureux Kovaliov lorsqu’il perd le sien ! Les forces de l’ordre et les citoyens suppôts du régime totalitaire se voient grimés en monstres (faciès boursouflés, corps de bibendum). Quand Kovaliov perd son appendice, il retrouve une silhouette normale, celle des quelques citoyens éveillés qui manifestent aux cris de « Nein » avant de se faire mater par les nervis. Kirill Serebrennikov, par‑delà ses règlements de compte poutiniens, cible à l’évidence nos sociétés de plus en plus répressives, telles qu’elles ont pu se révéler lors de la pandémie de covid. Au reste le médecin ne cherche pas à recoller le nez de Kovaljov : il lui enfonce un badigeon dans la face pour lui faire un test PCR. Comme si cela ne suffisait pas, on a ajouté de la confusion à la confusion en intervertissant deux paires de scènes et en citant, dans l’épilogue, le début du Huitième Quatuor à cordes, écrit trente ans après l’opéra.


Si Gogol n’y retrouverait pas ses petits, Chostakovitch y retrouverait probablement les siens. Vladimir Jurowski a beau être pleinement solidaire des torsions imprimées au livret par son compatriote, sa connaissance intime de la partition restitue le comique et la légèreté qui manquent à la scène. La facette sale gosse à la sarbacane du jeune Chostakovitch éclate d’une fosse aux ressources inépuisables (de drôlerie, mais pas que), accueillant des visiteurs inhabituels du côté des vents et des percussions. Invitant d’un geste précis les différents solos à s’immiscer au discours où la discontinuité règne sans partage, le chef ordonne ce désordre avec maestria. La phalange bavaroise prend manifestement beaucoup de plaisir à traduire les onomatopées en notes, des flatulences du tuba au radotement des percussions. La fraîcheur et la modernité de la musique ne laissent pas de surprendre... surtout de la part d’un compositeur appelé à user par la suite d’un langage autrement plus « policé ».


Calquée sur le débit de la langue parlée, la vocalité met les chanteurs à rude épreuve, notamment les registres supérieurs, très sollicités (ténors et sopranos majoritaires). Chacun tient son rang, avec un esprit de troupe qui ne se dément pas. Soulignons la clarté de Tansel Akzeybek, la projection de Roman Chabaranok et de Bálint Szabó, l’autorité de Guennadi Bezzubenkov et de Piotr Micinski, sans oublier le fort ténor de Gideon Poppe. Du côté des vétérans, l’on sait faire vertu de l’amenuisement du timbre, de l’éraillé Sergei Leiferkus aux « dames respectables » Laura Aikin et Doris Soffel. La performance du baryton Boris Pinkhasovich, elle, relève de l’accomplissement : son bouleversant solo « Pourquoi cette infortune »  – îlot de tendresse de l’œuvre – trouve des accents dignes d’un Wozzeck, son compagnon d’infortune aux prises avec un docteur sadique et un monde oppressant.



Jérémie Bigorie

 

 

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