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L’esprit avant tout

Paris
Philharmonie
04/24/2024 -  et 25* avril 2024
Anton Bruckner : Symphonie n° 8 en ut mineur, A. 117 (édition Haas)
Orchestre de Paris, Herbert Blomstedt (direction)


H. Blomstedt, I. Yuzefovich (© Sébastien Gauthier)


Alors qu’il file sur ses 97 ans (le 11 juillet prochain), Herbert Blomstedt nous fait peur. Non le personnage en lui‑même bien sûr, affable, l’œil rieur et le sourcil broussailleux, qui respire la bonté et inspire un immense respect aux plus grands orchestres du monde qui le réclament à cor et à cri. Mais à cet âge, le moindre souci de santé peut prendre des proportions qui l’éloignent durablement du podium, certains (on pense évidemment à Haitink ou Harnoncourt) ayant pu même décidé de raccrocher la baguette avant que tout ne soit irréversible. Une chute fin juin 2022 l’avait empêché de diriger l’orchestre de la Staatskapelle de Berlin (Christian Thielemann l’avait remplacé in extremis) ; bis repetita en décembre dernier, où une nouvelle chute l’obligea à se faire remplacer par Aivis Greters à la tête de l’Orchestre de la NDR de Hambourg. Mais les nouvelles récentes étaient rassurantes : des concerts consacrés à Schubert donnés notamment début avril à la tête de l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig et quelques dizaines de secondes de la répétition consacrée aux présents concerts filmés par le clarinettiste Philippe Berrod (et vus sur Facebook) nous ont permis de voir certes un homme âgé, toujours élégant, aux mains et poignets osseux, mais le geste ne semblait rien perdre ni en précision, ni en sûreté.


Et c’est donc avec son cher Bruckner au programme que Herbert Blomstedt dirigeait cette année l’Orchestre de Paris, rendez-vous annuel régulier depuis leurs retrouvailles en mars 2010 pour un concert où avait été donnée salle Pleyel... la Cinquième Symphonie. Ironie du sort, la dernière fois que l’orchestre avait donné la Huitième, c’était déjà sous la baguette de Blomstedt, concert mémorable de septembre 2012 lors duquel le chef avait offert un bis, à savoir le Scherzo de la Deuxième du même Bruckner : sacré culot !


C’est donc au bras du premier violon solo de la soirée (Igor Yuzefovich, invité pour l’occasion) que Herbert Blomstedt fit son entrée, à pas lents et à la démarche fragile, sous les vives acclamations du public ; le temps de s’asseoir sur son large tabouret et nous voilà partis pour une heure et demie de musique. On connaît les affinités de Blomstedt avec la musique de Bruckner ; la prestation de cette soirée aura été mémorable.


Pourtant, le premier mouvement aura souvent été imparfait. Une cohésion qui ne se fait pas au sein de l’orchestre, un déséquilibre entre pupitres (les cuivres sont étonnamment discrets, les cordes manquent d’ampleur, hormis les violoncelles et les contrebasses), une flûte solo des plus prosaïques, des problèmes de mise en place... Il faut dire que le violon solo Igor Yuzefovich manque à l’évidence de charisme et ne parvient pas à entraîner l’orchestre aux côtés du chef bien que certains musiciens (à commencer par le violoncelliste solo Eric Picard) le regardaient en plus d’une occasion, mais n’est pas Roland Daugareil qui veut ou, d’autres premiers violons solos que nous avons en tête comme la formidable Ji‑Yoon Park (invitée pour l’occasion il y a un an, pour le concert Schubert dirigé par Blomstedt) ou le très compétent Eiichi Chijiiwa (deuxième solo de l’Orchestre de Paris depuis des années et que l’on a déjà vu à l’œuvre à ce poste avec une totale réussite). Las, Yuzefovich joue dans son coin, de façon absente et ne donne pas les impulsions nécessaires ; de fait, Herbert Blomstedt n’est guère aidé. Mais le vieux lion n’en mène pas moins l’orchestre d’une main de fer, donnant les départs avec précision, invitant les uns ou les autres avec élégance dans un flux musical de haute volée, quand bien même la toute fin aurait sans doute mérité une clarinette plus en phase avec l’atmosphère souhaitée.


Est-ce la raison pour laquelle Herbert Blomstedt a décidé d’ouvrir sa partition à partir du Scherzo, comme s’il souhaitait se sécuriser davantage par rapport à cette entrée en matière chancelante ? Toujours est‑il que ce deuxième mouvement, typique de l’œuvre du symphoniste Bruckner (un Scherzo avec un Trio central joué avant la reprise de la première partie du Scherzo), fut beaucoup plus réussi. Même si l’on aurait peut‑être pu avoir martellement de timbales plus inquiétant, l’orchestre suit le geste du chef comme un seul homme désormais, le pupitre de cors (emmené par Benoît de Barsony) se couvrant de gloire, auxquels s’adjoignent les quatre Wagnertuben requis dans la symphonie. Herbert Blomstedt aborde ce Scherzo de manière puissante mais pas conquérante, offrant de fait une très belle transition avec l’Adagio, à notre sens la plus belle page jamais composée par Bruckner. Long d’une demi‑heure, celui‑ci nécessite une véritable vision, portant en lui tout un monde musical où la mort n’est jamais loin, et le recueillement toujours présent. Herbert Blomstedt l’aura dirigé comme un vieux maître apaisé, qui ne regarde pas en arrière et qui aborde donc cette musique avec toute la sérénité que requiert également sa grandeur ; mille et un détails (les trois harpes, les contrebasses, l’intervention du hautbois solo, les tutti des cuivres, la plénitude des violoncelles qui vibrent à chaque instant à l’image de la gestique et du visage si expressifs de Delphine Biron au sein du pupitre) ont fait de cet Adagio non seulement le sommet de la soirée mais un sommet en soi ; quand a‑t‑on entendu un tel naturel doublé, encore une fois, de ces couleurs si crépusculaires mais qui en même temps n’avaient rien de véritablement triste, Herbert Blomstedt dirigeant au contraire le mouvement de manière radieuse ? Contraste saisissant avec le Finale. Feierlich, nicht schnell qui nous replonge dans la mécanique brucknérienne inexorable avec ces cuivres et timbales conquérants, mouvement que rien ne peut sembler pouvoir arrêter... On reste là aussi admiratif face à cette exécution, sans legato excessif, où le travail sur l’articulation, sur le contrepoint est patent, où chacun trouve sa place dans un naturel et une évidence qui caractérisent les grandes interprétations.


Après avoir fait se lever les solistes et les pupitres de l’Orchestre de Paris, Herbert Blomstedt se retourna vers le public pour recevoir l’ovation attendue et méritée, sa fatigue sans doute réelle n’étant en aucune manière trahie par un regard pétillant et un large sourire. Alors que lors d’un concert à Berlin voilà presque deux ans, il n’était revenu qu’une fois pour un bref rappel, Blomstedt n’hésita pas ce soir à revenir sur scène à quatre reprises, salué par une salle émue tant par le concert du soir que par la prestation d’un chef à la prestance évidente. Pourquoi Bruckner convient‑il si bien aux grands chefs, qui plus est au soir de leur vie (on pense à Karajan, Giulini, Wand, Haitink entre autres) ? Peut‑être parce que cette musique, empreinte de religiosité, demande à être interprétée avec un détachement sur ce bas monde et un œil attentif et serein sur l’après : nul doute que tel était l’état d’esprit de Herbert Blomstedt ce soir, qui, signalons‑le, est déjà programmé à la saison prochaine pour un concert associant Berwald et Brahms. Comme le chef, soyons donc résolument optimiste pour fêter avec lui ce qui seront alors ses presque quatre‑vingt‑dix‑huit printemps...



Sébastien Gauthier

 

 

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