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Une réjouissante réussite

München
Nationaltheater
03/03/2024 -  et 12, 14, 15 octobre 2023, 4, 6, 8, 9*, 11 mars 2024
Alice’s Adventures in Wonderland
Christopher Wheeldon (chorégraphie), Joby Talbot (musique)
Bayerisches Staatsballett
Bayerisches Staatsorchester, Myron Romanul (direction musicale) Bob Crowley (décors, costumes), Natasha Katz, Rob Casey (éclairages), Toby Olié (marionnettes), Paul Kieve (magicien consultant)


(© Nicholas MacKay)


Depuis sa création en février 2011, à Londres, le ballet en trois actes Alice’s Adventures in Wonderland de Christopher Wheeldon, coproduction du Royal Ballet et du National Ballet of Canada, a été repris déjà par près d’une dizaine de compagnies différentes, et qui l’ont pour la plupart gardé durablement à leur répertoire courant. Donc un succès planétaire, du Danemark au Japon et de la Russie jusqu’à l’Australie. Pour sa part le Bayerisches Staatsballett l’interprète depuis 2017 déjà, et devant des salles invariablement combles, y compris ce soir.


Le genre du grand ballet d’action en plusieurs actes, occupant une soirée entière, n’est pas des plus faciles à mettre en œuvre. Certes un John Neumeier à Hambourg en a fait quasiment un standard de création, mais ailleurs de telles tentatives, comme le Chaplin de Mario Schröder, ou encore Mr Worldly Wise de Twyla Tharp, restent des exceptions. Sans doute parce qu’elles requièrent le choix et l’assemblage de nombreuses musiques d’origines différentes, le goût et la culture du chorégraphe s’avérant ici déterminants dans la réussite de l’ensemble. L’autre alternative possible, encore beaucoup plus rare, est de commander une partition complète à un compositeur contemporain. Mais là les impératifs de durée, en principe près de deux heures, et bien sûr de dansabilité, s’accommodent mal d’un langage trop expérimental, voire paraissent rédhibitoires. Dans ce domaine, John Neumeier avait eu la main plutôt heureuse, en commandant La Petite Sirène et Tatiana à la compositrice russo-américaine Lera Auerbach. On peut citer aussi l’hétéroclite mais brillante Alice d’Amir Hosseinpour, Jonathan Lunn et Philip Glass, créée en 2022 par le Ballet du Rhin et promise en principe aussi à une intéressante postérité.


Pour sa propre Alice’s Adventures in Wonderland, le coup de maître de Christopher Wheeldon a été plus pragmatique, avec le choix du compositeur britannique Joby Talbot, qui a de nombreuses musiques de film à son actif (dont encore tout récemment celle du très familial Wonka de Paul King, avec Timothée Chalamet), un véritable artisan du son, capable de produire à la demande des ambiances musicales tout à la fois prenantes et contrastées. Depuis lors, le tandem Wheeldon/Talbot continue d’ailleurs à construire ce genre d’« «evening length ballet » à un rythme plutôt soutenu : The Winter’s Tale (2013), Like Water for Chocolate (2022), et bientôt Oscar, fondé sur la vie et les écrits d’Oscar Wilde, dont la première est prévue à Melbourne en septembre 2024. Donc, assurément, il doit y avoir là de bonnes recettes qui fonctionnent.


De fait, ce terme de recettes paraît le plus adapté, pour une musique empreinte à l’évidence de quelque chose de culinaire, mais au sens noble du terme. Joby Talbot possède un tel métier qu’il peut produire des pages de partition quasiment à volonté, avec une étonnante plasticité de langage : un peu de répétitif, étayé par des patterns toujours souples, un peu de polytonalité, un goût très sûr pour le pastiche (tout y passe : du faux Tchaïkovski, du faux Prokofiev, du faux Khatchatourian, de fausses musiques orientalisantes...), un sens de la construction aussi, vers des climax mélodiques et rythmiques très prenants, le tout mis en valeur par une science vertigineuse de l’orchestration (avec le concours ici de Christopher Austin). Dès les premières pages, la musique interpelle par sa virtuosité de son : quelque chose de scintillant voire d’un peu surnaturel, nourri d’une multitude de pointillés sonores (harpe, célesta, vibraphone, marimba... autant d’instruments qui envahissent assez largement la fosse), Talbot réussissant ensuite l’exploit, au‑delà de l’évidente fascination auditive des première minutes, de continuer à soutenir l’intérêt sans aucun fléchissement, pendant deux heures. On peut supposer aussi que ce soir les qualités évidentes du Bayerisches Staatsorchester, avec son sens pérenne des sonorités luxuriantes, en particulier straussiennes, contribuent aussi à l’enchantement, sous la direction experte de Myron Romanul.


Sur scène, l’éblouissement est non moins permanent, grâce notamment aux décors et costumes vivement colorés, très structurés dans le détail, et constamment changeants, signés par Bow Crowley. Tout commence dans le jardin d’un manoir oxfordien cossu, où la jeune Alice et ses sœurs sont diverties par un espiègle Lewis Carroll. Le fils du jardinier, Jack, qui aime Alice, lui donne une rose, et se voit offrir en retour une tartelette à la confiture. Malheureusement, le pauvre garçon se voit accusé de ce fait de chapardage, et il est renvoyé par la mère d’Alice, autoritaire et revêche. Lewis Carroll tente alors de faire diversion en prenant des photographies d’Alice, mais le déclenchement de l’appareil fait tout basculer vers un monde onirique, où Alice va retrouver sa mère en acariâtre Reine de cœur, son amoureux Jack en séduisant jeune premier, et Lewis Carroll transformé en lapin blanc. Un monde d’associations bizarres, où les séquences les plus insolites se succèdent à un rythme soutenu, avec un sens assez génial des enchaînements. Chaque tableau recèle son lot de surprises, du plus poétique (le chat du Cheshire dont la silhouette se décompose au gré de la fantaisie de plusieurs marionnettistes), au plus caricaturalement exotique (le très vif et rythmique solo de la chenille, dansé à la perfection par Rafael Vedra), au plus inquiétant (le sinistre antre d’un cuisinier fou, où un bébé se transforme inopinément en cochon, puis en chair à saucisse). Le rôle de la Reine de cœur n’est pas moins excellent, très caricatural, culminant dans un Adage d’un réjouissant style Tchaïkovski/Petipa, complètement décalé. Tout cela ficelé et affûté par toute l’équipe de concepteurs avec un sens si évident de l’entertainment que l’on aurait vraiment mauvaise grâce de trouver l’ensemble trop simplement spectaculaire. Car il y a vraiment ici une vie et une imagination tellement continuellement renouvelés, qu’on ne peut que rendre les armes.


La représentation bénéficie aussi d’un casting remarquable, à plus d’un égard supérieur à celui de la création londonienne, bien qu’il s’agisse, en particulier pour les deux jeunes premiers, de prises de rôle. Margarita Fernandes est une délicieuse Alice, très juvénile et fraîche, mais son rôle est en or, de toute façon. En revanche ce qu’António Casalinho, petit gabarit très agile, presque aérien dans les passages de virtuosité, parvient à tirer de la danse un peu convenue de Jack est vraiment exceptionnel. Quant à Maria Chiara Bono, son doublé Mère d’Alice/Reine de cœur s’impose par sa remarquable caractérisation, mais aussi sa sûreté technique. Ariel Merkuri paraît un peu plus conventionnel dans le rôles du Lapin blanc et de Lewis Carroll, mais complète élégamment une distribution où l’on apprécie aussi l’incontournable numéro de claquettes du Chapelier fou, brillamment exécuté par Jean‑Sébastien Couture.


Somme toute, la soirée passe comme un rêve. Que cette production du Ballet de Munich en soit déjà à sa quarante‑septième représentation en moins de sept ans n’a en définitive rien d’étonnant. Un succès jusqu’ici triomphal, et qui ne donne aucun signe d’essoufflement.



Laurent Barthel

 

 

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