Back
Pompier, mais juste Karlsruhe Badisches Staatstheater 10/21/2023 - et 27 octobre, 11 novembre, 1er, 17 décembre 2023, 11, 25 janvier, 11*, 27 février, 14, 23 mars 2024 Giuseppe Verdi : Nabucco Lucian Petrean (Nabucco), Nutthaporn Thammathi*/Jenish Ysmanov (Ismaele), Konstantin Gorny/Vazgen Gazaryan* (Zaccaria), Rebecca Nash/Astrid Kessler* (Abigaille), Florence Losseau/Dorothea Spilger* (Fenena), Liangliang Zhao (Grand prêtre de Baal), Klaus Schneider (Abdallo), Ruslana Danyliv/Aleksandra Domaschuk* (Anna)
Badischer Staatsopernchor, Extrachor des Badischen Staatstheaters, Ulrich Wagner (chef de chœur), Badische Staatskapelle, Yura Yang/Sebastian Schwab* (direction musicale)
Thaddeus Strassberger (mise en scène, décors), Giuseppe Palella (costumes), Rico Gerstner (lumières), Dr. Matthias Heilmann (dramaturgie)
(© Felix Grünschloss)
Au pays du Regietheater, inviter Thaddeus Strassberger nécessite un certain courage, tant l’esthétique des spectacles du metteur en scène américain paraît diamétralement opposée aux tendances théâtrales allemandes du moment. L’exploration des riches archives photographiques proposées par ce « «creative director & production designer »> sur son site internet en dit long : voilà (enfin ?) quelqu’un qui recommence à considérer l’opéra comme un constant plaisir de l’œil, en y cultivant un hédonisme totalement dépourvu d’inhibition. Strassberger adore en mettre plein la vue, en se livrant à une surenchère de faste et de clinquant : profusion d’ors et de matières scintillantes, drapés d’étoffes de couleurs chatoyantes déployés à tous les étages, multiples effets spectaculaires, mouvements de foule... Un héritier patent de Franco Zeffirelli, adepte de somptuosités scéniques qu’on croyait définitivement reléguées au musée, voire prêt à assumer une forte dose de mauvais goût. Et le tout avec un aplomb si totalement décomplexé que, finalement, eh oui, pourquoi pas ?
Strassberger n’en est pas à son premier Nabucco. Sa production précédente a même beaucoup tourné en Amérique du Nord, notamment à Washington, à l’Opéra du Minnesota, à Philadelphie, Montréal, Miami, Los Angeles... théâtres où sa démesure de péplum à la Ben‑Hur a laissé à chaque fois le même sillage d’effarement, mi‑admiratif, mi‑goguenard. Un grand fourbi, dans lequel Plácido Domingo lui‑même, à Los Angeles, en 2017, a dû plutôt bien s’amuser à se glisser. Ce projet, d’ailleurs, n’était pas que décoratif et monumental : certaines toiles peintes de la création milanaise même de l’ouvrage avaient été reconstituées, une ambiance mi‑antique mi‑XIXe siècle y ménageait d’intéressants effets de miroir entre la situation des Hébreux sous le joug de Babylone et l’Italie sous domination autrichienne. Bref, tout ce déploiement se défendait aussi relativement bien sur le plan conceptuel, au‑delà des multiples maladresses de détail que les critiques locaux n’ont pas manqué de brocarder.
Pour le Staatstheater de Karlsruhe, Strassberger a revu son Nabucco de fond en comble, mais en ne renonçant pour autant à aucun déploiement de faste, un grand format que les dimensions de la scène du théâtre et son dispositif tournant, de toute façon, autorisent. La nouveauté est que l’effet de mise en perspective ne s’effectue plus cette fois avec l’époque de Verdi, mais bien avec la nôtre, période de conflits à grande échelle, d’enjeux de pouvoirs, mais aussi d’étalages locaux d’un luxe ostentatoire surréaliste, notamment dans un certain nombre de paradis fiscaux et d’émirats pétroliers. Ici les jardins suspendus de Babylone ressemblent à un palace hôtelier oriental, dont les souverains occuperaient à plein temps la suite royale, et le temple de Salomon tourne sans fin sur lui‑même, en exposant tour à tour des symboles religieux plus ou moins opportuns, disséminés dans un invraisemblable capharnaüm. Les Hébreux y arborent les nombreux stigmates d’un peuple opprimé, certains génériques, réfugiés en détresse, bagages, civières, d’autres plus originaux, dont de multiples fragments de miroir, réfléchissants et coupants, allusion directe à une Nuit de cristal restée tristement historique. Quant à l’Ouverture, qui précède immédiatement le tableau le plus guerrier, elle est reléguée ici en début de seconde partie, remplacée au début par l’impressionnante projection sur le rideau fermé d’une attaque de roquettes sur Jérusalem, accompagnée de force sirènes et déflagrations éprouvantes. On notera que la première de cette nouvelle mise en scène a eu lieu le 21 octobre 2023, soit deux semaines seulement après les massacres perpétrés en Israël, mais que l’ensemble du projet était déjà fixé, et n’a été en rien influencé ni modifié de ce fait, un point que Strassberger a tenu à préciser très officiellement.
Au-delà de l’indiscutable cohérence de la transposition, et de son spectaculaire visuel, un tel travail pèche cependant par de nombreuses lacunes, la plus flagrante étant les difficultés de compréhension qu’elle pose, en ne clarifiant pas toujours bien un livret déjà en lui‑même relativement compliqué. En particulier, la fin reste atypique, Abigaille semblant vouée à une lapidation inéluctable, mais alors même que Nabucco vient d’être exécuté à l’arrière‑plan, par des sbires échappant à tout contrôle. Strassberger tente certes de dénoncer courageusement ici les extrémismes délétères de tout bord, autant côté assyrien que côté hébreu, idéologies intégristes indéniablement déterminantes aussi dans nos propres dérives sanglantes du moment, mais l’effet de brouillage qui en découle ne facilite aucun décryptage. Et puis il s’agit clairement d’une mise en scène à la fresque, qui ne fait pas dans le détail subtil. A fortiori quelques mois après la première, il ne faut plus attendre des principaux rôles davantage qu’une présence scénique rudimentaire, voire quelques gestes devenus franchement caricaturaux. Le pauvre Zaccaria, brandissant longuement dans le temple un sabre dont manifestement il ne sait pas trop comment se servir, fait même peine à voir. Donc plutôt une mise en scène adaptée à l’éloignement du plein air qu’à une salle, ce qui reste en l’occurrence un défaut. Mais il y a de vraies compensations.
Vocalement non plus, l’offre ne fait pas dans la subtilité, mais là encore tout le monde reste efficace. Le Nabucco de Lucian Petrean et le Zaccaria de Vazgen Gazaryan ont des voix de grand format, qui bougent un peu, affectées par de patentes traces d’usure, mais le résultat reste percutant. On découvre aussi l’Abigaille d’Astrid Kessler, qui affronte crânement son rôle impossible, avec une voix certes sans spécificité italienne, mais qui prend la tessiture d’assaut, en triomphant victorieusement de la plupart des obstacles. Jolie Fenena de Dorothea Spilger et, autre découverte, celle du ténor thaïlandais Nutthaporn Thammathi, dont le timbre riche et intéressant compense l’évidente gaucherie de l’acteur, desservi de surcroît par un costume et surtout une perruque impossibles. En fosse, le jeune Sebastian Schwab prend le relais de la cheffe Yura Yang, en coordonnant très bien le chant (remarquable chœur, préparé par Ulrich Wagner, renforcé en nombre mais aussi très musical), tout en respectant le caractère délibérément extraverti du projet initial. Là encore aucune demi‑teinte, mais on frappe fort, et souvent juste.
Un Nabucco en définitive intensément politique, dont la démesure surréaliste résonne singulièrement dans notre actualité déboussolée du moment.
Laurent Barthel
|