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Retour aux racines et nouvelles perspectives Lyon Auditorium Maurice Ravel 03/18/2024 - et 3, 4 (Haugesund), 7 (Baerum), 9 (Trondheim), 11 (Perth), 13 (Lugano), 15 (Amsterdam), 16 (Gent), 20 (Berlin) mars, 11 avril (Wien) 2024 Franz Schubert : Sonate pour piano en la mineur, opus 143, D. 784 – Impromptus, opus 142, D. 935 : 1. Allegro moderato en fa mineur
Geirr Tveitt : Sonate pour piano n° 29 « Sonata etere », opus 129
Johannes Brahms : Fantaisies, opus 116 Leif Ove Andsnes (piano)
L. O. Andsnes (© Gregor Hohenberg)
Leif Ove Andsnes est un peu à notre époque ce qu’était un Pollini dans les années 1970‑1990 : un artiste dont l’impressionnante virtuosité n’est jamais gratuite, mais toujours au service d’une hauteur de vue musicale et d’une intégrité qu’il est difficile de ne pas reconnaître. Bien que l’on puisse lui préférer tel ou tel de ses collègues dans telle ou telle œuvre, ses interprétations ont en quelque sorte valeur de mètre étalon pour les critiques et les mélomanes. Si l’on ajoute qu’il fait preuve d’un grand éclectisme dans son approche du répertoire tant pianistique que chambriste (plus proche en cela d’un Richter), on se dit qu’on tient là l’un des pianistes les plus intéressants de notre temps.
Le public lyonnais est chanceux d’avoir pu entendre son seul récital en France cette saison, dans le cadre d’une tournée baptisée « Returning to Norwegian roots » (« Retour aux racines, norvégiennes »), qui ne propose certes pas d’œuvres de l’emblématique Edvard Grieg (déjà souvent défendu au disque et en concert), mais des pages de Schubert, Brahms et d’un autre de ses compatriotes, le moins connu Geirr Tveitt (1908‑1981). C’est donc avec curiosité et hâte de l’entendre dans ce programme alléchant que l’on assiste à l’entrée en scène du pianiste.
Ses interprétations de Schubert, et notamment ses enregistrements des dernières sonates, ont fortement contribué à asseoir la réputation d’Andsnes dans les années 2000. Il revient aujourd’hui au compositeur en ouvrant chaque partie de son récital avec une de ses pièces. Par ses proportions concises, ses ruptures de ton, la verticalité de son écriture, parcourue de tension d’un bout à l’autre de ses trois mouvements, la Sonate D. 784 est une œuvre à part, qui se démarque à la fois du lyrisme des sonates de jeunesse et des « divines longueurs » des dernières. Après la nudité et la puissance dramatique du premier mouvement, l’Andante central est pris par Andsnes à un tempo judicieusement allant, qui n’apporte guère de répit. Enfin, l’extraordinaire dernier mouvement donne le vertige : la course des gammes en triolets conduit au déchaînement des octaves, d’où émerge le pathétique deuxième thème, mis en valeur par un rubato subtil, avant d’être balayé une dernière fois par une violence beethovénienne.
Donné après l’entracte, le Premier des Impromptus D. 935 offre un visage plus lyrique et donc plus familier de Schubert. Le pianiste expose, combine puis fragmente les deux thèmes de sa forme sonate avec une autorité et une lisibilité qui donnent envie de l’entendre dans d’autres pages du compositeur, mais aussi dans les sonates de Beethoven, où il a fait et pourrait encore faire merveille.
Entre les deux pages de Schubert, s’intercale la découverte de la musique de Geirr Tveitt, figure de la musique norvégienne du XXe siècle. Micro en main d’abord, pour une allocution à caractère biographique, puis au clavier, on sent Andsnes très investi dans la défense de cette page conséquente (environ 30 minutes de musique) qu’est la Vingt‑neuvième Sonate « Sonata etere », une des rares partitions – et la seule sonate pour piano – ayant survécu au désastreux incendie de la maison du compositeur en 1970. Si le mouvement inaugural est d’une belle énergie motorique qui évoque Prokofiev, les variations du mouvement central forment un labyrinthe où l’attention de l’auditeur est parfois mise à mal, mais d’où émergent de beaux moments, en particulier lorsque le pianiste explore les effets de résonance et de suspension du son dont regorge le morceau. Le final achève d’emporter l’adhésion, quelque part entre Bartók pour son caractère de danse sauvage, et Rachmaninov pour sa profusion pianistique. Si l’on peut rester sceptique quant au sous‑titre de « Sonate Ether », tant l’œuvre est au contraire puissamment incarnée par cette virtuosité transcendante, on ne peut que féliciter Andsnes de vouloir faire mieux connaître la musique de Tveitt, déjà abordée en 2007 sur un disque baptisé « The Long, Long Winter Night ».
Enfin, il paraît plus que cohérent de conclure avec les sept Fantaisies opus 116 de Brahms, cycle qui, comme les œuvres précédentes du programme, se caractérise par la vigueur de ses contrastes. S’il fait alterner Capriccios (fantasques et débridés) et Intermezzi (contemplatifs et élégiaques) d’une part, il offre d’autre part de brusques changements de climat à l’intérieur de chacune des pièces, qu’Andsnes place résolument sous le patronage du maître de chapelle Kreisler et de l’héritage schumannien. La densité de sa sonorité s’y épanouit pleinement, avec une manière bien particulière de laisser les notes prendre toute leur longueur et se développer dans l’espace. Si les œuvres de Schubert et Tveitt marquaient un retour à ses racines, souhaitons que le pianiste trouve de nouvelles perspectives dans cette approche de Brahms, et qu’il s’intéresse dans un avenir proche aux sonates, variations et autres pièces pour piano du compositeur, qui semblent faites pour lui !
Les bis sont eux placés sous le signe de la danse et du folklore, d’abord avec la Deuxième des Mazurkas opus 33 de Chopin (un peu expédiée), puis avec le « Gangar » (opus 54 n° 2) de Grieg, manière habile pour Andsnes d’opérer un dernier « retour aux racines ».
François Anselmini
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