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La vie en bleu Strasbourg Opéra national du Rhin 03/10/2024 - et 13*, 16, 19, 22 mars (Strasbourg), 7, 10 avril (Mulhouse) 2024 Richard Wagner : Lohengrin Michael Spyres (Lohengrin), Johanni van Oostrum (Elsa), Martina Serafin (Ortrud), Josef Wagner (Friedrich von Telramund), Timo Riihonen (Heinrich der Vogler), Edwin Fardini (Der Heerrufer des Königs), Jean-Noël Teyssier, Nicolas Kuhn, Fabien Gaschy, Young‑Min Suk, Dominic Burn (Vier brabantische Edle)
Chœur de l’Opéra national du Rhin, Hendrik Haas (chef de chœur), Chœur d’Angers Nantes Opéra, Xavier Ribes (chef de chœur), Orchestre philharmonique de Strasbourg, Aziz Shokhakimov (direction musicale)
Florent Siaud (mise en scène), Romain Fabre (décors), Jean-Daniel Vuillermoz (costumes), Nicolas Descoteaux (lumières)
(© Klara Beck)
Feux de l’actualité lyrique largement braqués sur Strasbourg, en raison de ce nouveau Lohengrin, attractif à plusieurs titres. D’abord du fait de sa distribution, bel alignement de voix wagnériennes remarquables, avec évidemment la prise de rôle de Michael Spyres en principale ligne de mire, mais aussi, coefficient favorable plus local, du fait de la rareté de l’ouvrage, puisqu’à l’Opéra national du Rhin, Lohengrin n’avait plus connu de nouvelle production depuis presque trente ans.
Un Lohengrin d’il y a trois décennies qui d’ailleurs nous avait laissé le souvenir d’un échec cuisant. Antoine Bourseiller signait une mise en scène gauche, pour ne pas dire ridicule, dans un dispositif scénique étriqué de Pier Luigi Pizzi qui réduisait le plateau à quelques praticables accidentés, et une distribution disparate et bancale y cumulait de criants handicaps. Dans la mémoire d’un amateur d’opéra, si le meilleur reste toujours gravé quelque part, le pire aussi, une catégorie dont ce Lohengrin faisait assurément partie.
Au fait, scéniquement du moins, combien d’autres Lohengrin, vus ailleurs, nous ont‑ils laissé de pénibles souvenirs analogues ? En réalité, la plupart. Une fatalité qui donne la mesure des écueils que réserve l’ouvrage : un livret qui cumule de nombreuses naïvetés d’enluminure médiévale, typiques de l’opéra romantique allemand, dont Lohengrin constitue l’un des tout derniers avatars, avant l’extinction du genre, un continuel enchaînement de tirades souvent longues et statiques, des chœurs omniprésents mais réduits à faire tapisserie ou à défiler, dans un sens puis dans l’autre... Il faut réussir aujourd’hui à s’accommoder de cette propension obstinée de Wagner à dilater le temps, à installer le spectateur dans une durable dimension contemplative, avec pour corollaire évident que mieux vaut donner en permanence ici des choses ni trop laides ni trop compliquées à regarder, sous peine d’infliger de durables souffrances.
Un cahier des charges que, depuis quarante ans, on s’ingénie à ignorer, voire à prendre à contre‑pied. Sur le circuit international, combien de mises en scènes de Lohengrin cryptées, maladroites, ridicules, pauvrettes, clinquantes, hideuses ? On y passe, sans préavis, pêle‑mêle, du plus convenu, casques à pointe, armures de Jedi et sabres laser, au plus loufoque, salles de classe pour cancres, villages bavarois en goguette, colonies de rongeurs, insectes agglutinés sur des transformateurs électriques, militaires reclus en hôpital psychiatrique, démonstrations de bricolage façon Castorama, sectes végétariennes en jogging... Ces dernières décennies, décidément, on a beaucoup donné !
Dans un tel contexte, la lecture, ou plutôt l’absence de relecture radicale, du jeune metteur en scène français Florent Siaud prend des allures de havre salvateur. Ce qu’on y voit reste continuellement beau, sobre, mesuré, grâce notamment au dispositif scénique intelligemment conçu par Romain Fabre, qui parvient à ménager un maximum d’espace disponible pour l’évolution des chœurs, la scène strasbourgeoise restant forcément de dimensions relativement réduites. L’ambiance y est cohérente, évocatrice d’une Allemagne militariste de la fin du XIXe siècle tentée par le retour à l’antique, dans un décor de glyptothèque partiellement ruinée. Un subtil jeu de perspectives poétiques, sur des ciels mouvants, un peu de romantisme à la Caspar Friedrich, bref, visuellement, de la belle ouvrage. Costumes militaires sans grande fantaisie de Jean‑Daniel Vuillermoz, mais qui déclinent une jolie palette de bleus. Or, inutile de rappeler l’importance stratégique de cette couleur dans Lohengrin. Si un Thomas Mann, un Nietzsche, un Baudelaire, ont tous insisté sur la synesthésie de cette musique avec une luminosité diffuse et d’un bleu d’une insistance psychédélique, il doit sans doute y avoir de bonnes raisons. Une pertinence retrouvée aussi dans une direction d’acteurs qui préfère traquer les gestes en trop et les expressions convenues, plutôt que d’exiger des chanteurs de faire des grimaces ou de se rouler par terre quand ils doivent paraître fâchés. Bref, ce qu’on apprécie surtout ici, c’est l’absence d’erreur, l’habileté à contourner les pièges d’un ouvrage qui en tend continuellement. Le problème majeur du cygne, remplacé par une constellation dans un ciel étoilé, est joliment résolu, mais le reste n’est pas moins habile. Quant au saupoudrage politique (quelques pendus vite escamotés, quelques livres brûlés, un peu d’apocalypse à la fin), on peut certes le trouver timide, mais s’y livrer avec davantage d’insistance aurait inutilement alourdi le propos, surtout dans une optique aussi consensuelle.
Très beau jeu de couleurs aussi dans la fosse, où l’Orchestre philharmonique de Strasbourg s’affiche en grande forme, triomphant d’une acoustique difficile. Sous la baguette d’Aziz Shokhakimov, la mobilisation de tous les pupitres paraît évidente, avec beaucoup de soin accordé aux détails et une réelle discipline, notamment du côté de cuivres quasiment parfaits. Quelques raideurs, un Prélude du III qui pétarade comme un début de carnaval, une gestion insuffisante des nuances qui n’autorise que trop peu de gradations, et surtout un contrôle insuffisant des chœurs, qui chantent souvent beaucoup trop fort, restent de vrais problèmes, mais la partition est investie avec beaucoup d’énergie et d’urgence. Et le Prélude de l’acte I, notoirement difficile, est même remarquablement réussi.
Une des inconnues de l’affiche vocale était certainement l’Ortrud d’Anaïk Morel, belle voix saine, que l’on attendait avec une certaine curiosité dans un tel emploi. Suite à sa défection, pour raisons de santé, au cours des toutes dernières répétitions, son remplacement par Martina Serafin est une appréciable alternative, mais quand même beaucoup plus convenue : une Ortrud mûre, en relative fin de carrière, ce qui nous vaut une vibrante palette d’aigus franchement expressionnistes. Mais l’incarnation du rôle reste cohérente, forte présence scénique qui a tendance à éteindre l’autre élément du couple, un Josef Wagner à la voix splendide, mais qui n’a aucunement l’intention d’aboyer ses répliques. Une tentation qui pourrait bien en revanche guetter le Héraut d’Edwin Fardini, autre très belle voix, mais qui chante un rien au‑dessus de ses moyens. Ce qui ne risque certainement pas d’arriver à Timo Riihonen, König Heinrich impeccable, encore qu’il n’impressionne jamais par des graves vraiment luxueux.
La soprano Johanni van Oostrum fait passer une annonce en début de soirée, en raison d’une indisposition en voie d’amélioration, et qui en réalité ne semble plus vraiment l’affecter. Son Elsa reste conforme à celle qu’on a déjà pu entendre ailleurs, et ici plutôt favorisée par une taille de salle plus réduite. La voix manque encore et toujours d’un peu de lumière et de cohérence dans les registres, et aussi d’assurance en début de soirée, l’air d’entrée du I restant timide, alors que le III, bien meilleur, se libère, avec de beaux accents dramatiques.
On a gardé Michael Spyres pour la fin, parce qu’effectivement il s’agit de l’atout maître du projet. Un Lohengrin qui devrait pouvoir entrer dans l’histoire, au même titre que d’autres titulaires prédestinés à ce rôle particulier, par certaines particularités de timbre et d’élégance de ligne : Sándor Kónya, Jess Thomas, Peter Seiffert, Klaus Florian Vogt... une liste que chacun complètera selon ses propres goûts, mais qui n’est pas très extensible. Perceptiblement concentré, le ténor américain déploie un subtil arsenal technique, en terme de placement de voix, de colorations, et aussi de diction. Sa versatilité, largement cultivée dans d’autres répertoires, apparaît moins, ou parfois de façon involontaire, avec ça ou là un aigu qui ne déparerait pas chez Rossini, mais pour une première tentative, c’est déjà très beau. Avec toutefois, au cours de cette seconde représentation, quelques inquiétudes, le III révélant, dès le duo, des signes de fatigue, le chanteur paraissant un peu sur la corde raide au cours du Récit du Graal et l’ultime « Mein Lieber Schwan », mais parvenant néanmoins à éviter tout accident. En tout cas, une véritable aura est déjà bien présente, propice à la rêverie, « sur les ailes du chant ».
Laurent Barthel
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