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Farinelli et Senesino réincarnés

Strasbourg
Opéra national du Rhin
02/05/2024 -  et 7*, 9, 11 (Strasbourg), 25, 27 (Mulhouse) février, 10 mars (Colmar) 2024
Nicola Porpora : Polifemo
Franco Fagioli (Aci), Madison Nonoa (Galatea), Paul-Antoine Bénos‑Djian (Ulisse), Delphine Galou (Calipso), José Coca Loza (Polifemo), Alysia Hanshaw (Nerea)
Le Concert d’Astrée, Emmanuelle Haïm (direction musicale)
Bruno Ravella (mise en scène), Annemarie Woods (décors et costumes), D. M. Wood (lumières)


F. Fagioli (© Klara Beck)


Le compositeur italien Nicola Porpora (1686-1768) n’est pas un oublié de l’histoire de la musique. C’est une figure importante de l’opéra de la première moitié du XVIIIe siècle, mais qui s’est trouvée inéluctablement reléguée au second plan, par des contemporains davantage inspirés. Dont, en premier lieu, Haendel, que Porpora tenta de concurrencer sur son territoire d’élection, à Londres, mais sans y parvenir durablement.


Outre ce rôle de fer de lance de la cabale anti-Haendel que l’Opera of the Nobility tenta de lui faire endosser, Porpora fut aussi le professeur de nombreux castrats, dont le célèbre Carlo Broschi, dit Farinelli. Il fut aussi, brièvement, le mentor de Hasse, autre futur rival, et même, beaucoup plus durablement, du jeune Joseph Haydn. D’origine napolitaine, il a beaucoup mieux réussi à s’imposer à Vienne et Dresde, qu’au cours de ses quelques années de séjour à Londres, face à un Haendel dont l’hégémonie durable ne se laissa que momentanément ébranler (les deux compagnies firent faillite) par ce produit d’importation.


Car c’est bien de cela qu’il s’agissait, à Londres, dans ces années‑là : une offensive commerciale, qui visait essentiellement à arracher des parts de marché à la partie adverse, en l’occurrence la Royal Academy of Music de Haendel. Et très vite, mener une telle attaque en ne misant que sur les seules musiques de Porpora voire de Hasse parut insuffisant. Il fallait aussi des stars du chant, volontiers débauchées dans le camp d’en face, mais aussi importées à grand frais, dont Farinelli, créateur, le 1er février 1735, du rôle d’Aci, dans le Polifemo de Porpora. Un opéra brillant, tout nouveau qui remporta un vif succès, avec quatorze représentations au cours de l’année. Cela dit, moins de deux mois plus tard, Haendel dégainait Alcina, génial coup de Trafalgar avant la lettre : livret resserré, approfondissement psychologique, un air marquant après l’autre, féerie, machines... de quoi recentrer opportunément le débat.


A Salzbourg, au Festival de Pentecôte 2019, Cecilia Bartoli n’avait pas résisté au plaisir de programmer ces deux mêmes opéras ensemble, comme les deux faces simultanées de la réalité lyrique d’une époque. D’un côté un style seria entièrement voué au culte de la voix, dans tous ses états virtuoses, et de l’autre... en fait à peu près la même chose, mais avec nettement plus d’inspiration. Deux soirées passionnantes, le Polifemo de Porpora, dirigé par George Petrou au Felsenreitschule, dans une version semi‑scénique conçue par Max Emanuel Cencic, bénéficiant évidemment de l’avantage de l’inédit. Un succès de curiosité qui a également valu à cette production un enregistrement de studio ultérieur (à Athènes, en 2021 et 2022).


Polifemo, au disque, n’était de toute façon pas inconnu auparavant, avec au moins quelques extraits que l’on pouvait glaner dans de nombreux récitals de chant baroque (dans le désordre : Cecilia Bartoli, Philippe Jaroussky, Karina Gauvin, Simone Kermes, Bejun Mehta, Vivica Genaux, Valer Sabadus, Max Emanuel Cencic...). Des coins de voile levés, mais encore et toujours une préférence marquée pour l’aria « Alto giove », en passe aujourd’hui de devenir un véritable « tube » de l’opéra baroque, avec toutes les utilisations ancillaires que cela peut comporter. Une carrière qui risque d’égaler celle de l’Air du génie du froid du King Arthur de Purcell, dont l’emprise, en tant que « vers d’oreille », repose au demeurant sur le même genre de martingale harmonique.


Pour cette création française de l’ouvrage, l’Opéra national du Rhin n’a pas lésiné sur l’affiche, avec une distribution d’un niveau plus homogène qu’à Salzbourg. Tout en haut, le contre‑ténor Franco Fagioli en Aci, digne héritier d’un Farinelli, au moins en termes de pure virtuosité vocale et d’étendue de la tessiture, assume à 100 % son cahier des charges de vedette, mais sans écraser personne. Au contraire, il se fond très bien dans l’ensemble, dont il n’émerge que progressivement, avec un premier climax, l’air « Nell’ attendere il mio bene » juste avant l’entracte, pratiqué ici en plein milieu de l’acte II. Une démonstration de virtuosité d’autant plus folle que Fagioli, excellent comédien, comme à l’accoutumée, calque aussi gestes et attitudes sur les foucades de la ligne de chant, ce qui en rend l’impact encore plus ébouriffant. Autre moment vertigineux, en fin de soirée, « Senti il fato », où mieux que la plupart de ses homologues contre‑ténors, Fagioli atteint un niveau d’électricité qui reste habituellement le privilège de certaines rares interprètes féminines (Cecilia Bartoli et surtout Marilyn Horne, pour ne pas les nommer). « Alto giove » en revanche, n’est pas tout à fait le moment de grâce espéré, du fait d’un relatif manque de substance de l’émission, voire d’un rien trop d’apprêt. Mais c’est peut‑être parce qu’on a trop écouté, dans cet air, la ligne de chant idéalement fluide de Bejun Mehta.


Le second rôle de contre‑ténor de la distribution, celui d’Ulysse, a été créé par Senesino, autre castrat vedette à Londres, premier interprète notamment des rôles titres de Giulio Cesare et Alessandro, avant de se disputer avec Haendel et de passer à l’ennemi. Une voix connue historiquement comme plus grave et charpentée, et qui se réincarne idéalement en la personne de Paul-Antoine Bénos‑Dijan : beaucoup de couleurs, de prestance et d’expressivité, pour une interprétation qui joue davantage sur l’émotion que sur la virtuosité pure.


Côté féminin, tout est très joli, mais il est difficile d’affirmer que Porpora ait confié à ces trois rôles des musiques impérissables. On retient surtout un bon équilibre entre Madison Nonoa et Delphine Galou, l’une plus extravertie, l’autre plus discrètement musicale, les deux personnages, pas très caractérisés, restant trop interchangeables. Et la troisième silhouette féminine est joliment incarnée par Alysia Hanshaw, au problème près que son rôle paraît totalement inutile à l’action.


On cite en dernier le Polifemo de José Coca Loza, non pas parce que ce soir il souffre d’une pharyngite, ce qui au demeurant ne se remarque pas beaucoup, mais bien parce que son rôle est très réduit, même s’il donne son titre à l’opéra. Les basses étaient, on le sait, relativement peu prisées dans le domaine de l’opera seria, où on les cantonnait le plus souvent à des apparitions épisodiques, le cas d’Antonio Montagnana, pour lequel Haendel a écrit quelques airs sensationnels, restant l’exception. Donc ici seulement quelques interventions relativement brèves et un seul air pour Polifemo, dont on coupe de surcroît le da capo pour raisons de santé. En tout cas remercions ce jeune chanteur bolivien d’avoir accepté de sauver la représentation.


Livret bizarre, puisque deux histoires différentes s’y croisent sans presque interférer. La classique trame d’Acis et Galatée d’un côté, et de l’autre Ulysse et Calypso échappés de l’Odyssée, le personnage du cyclope Polyphème paraissant le seul point commun entre les deux anecdotes. D’où l’idée mise en œuvre par le metteur en scène italien Bruno Ravella : une classique configuration de théâtre dans le théâtre, ou plutôt, en l’occurrence, de cinéma dans le théâtre. Ici on tourne un inénarrable péplum italien des années soixante du siècle dernier, comme il y en a eu beaucoup, pendant qu’une autre action se passe en coulisses. L’ambiance d’un plateau de cinéma de l’époque est bien reconstituée, et celle du film, dans le plus pur style jupettes/sandales à l’antique pour les rôles masculins, s’annonce plutôt réjouissante, dopée par l’apparition d’Ulysse, nanti d’une hilarante musculature postiche de héros bodybuildé, en 100 % silicone. Mais l’ensemble s’enlise assez vite, en tout cas ne tient pas ses promesses, voire reste relativement confus. Visuellement, l’ennui menace, et musicalement, dès que l’impact des voix devient moins patent, la direction constamment animée d’Emmanuelle Haïm, mais d’une motorique un peu fastidieuse à long terme, n’aide pas non plus. Donc sans doute pas une soirée d’opéra baroque inoubliable, mais, pour Franco Fagioli et Paul-Antoine Bénos‑Djian, on ne regrette pas l’aventure.



Laurent Barthel

 

 

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