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Du soleil dans la voix Baden-Baden Festspielhaus 01/07/2024 - Airs, duos, ouvertures et intermezzi de Francesco Cilea, Georges Bizet, Pietro Mascagni, Amilcare Ponchielli, Giacomo Puccini, Reveriano Soutullo, Pablo Sorozábal, Federico Moreno Torroba, Agustín Lara et Ruperto Chapí. Elīna Garanca (mezzo-soprano), Jonathan Tetelman (ténor)
Münchner Rundfunkorchester, Karel Mark Chichon (direction)
E. Garanca, J. Tetelman, K. M. Chichon (© Andrea Kremper)
Jonas Kaufmann et Ludovic Tézier, bras dessus, bras dessous, début janvier 2023, et à présent Elīna Garanca et Jonathan Tetelman en duo, pour entamer l’année 2024 : le Festspielhaus de Baden‑Baden semble prendre l’habitude de programmer son gala lyrique de prestige annuel plutôt pendant la période des vœux. Cette fois, les caméras d’Arte ne se sont pas déplacées, d’où un retentissement forcément plus faible ; cela dit l’affiche vocale de cette soirée inaugurale 2024 reste luxueuse, et donc tentante.
Ce qui le devient moins, c’est la formule même, de plus en plus éculée, du gala lyrique, avec ses incessantes entrées et sorties de stars en robe longue et smoking (ce dernier plus ou moins étriqué et scintillant, selon le goût vestimentaire parfois incertain de celui qui le porte), et ses choix de répertoire trop prévisibles. Passe encore que le chant s’y restreigne à d’incontournables morceaux de bravoure, mais qu’il faille subir, entre les airs, toujours les mêmes intermèdes, d’une banalité consternante, voire exécutés par des orchestres médiocres, commence à poser problème. Cette fois‑ci, heureusement, on nous fait grâce de l’Ouverture de La Force du destin de Verdi (remplacée par celle, un peu moins rabâchée, de Luisa Miller), mais, malheureusement, ni de l’Intermezzo de Cavalleria rusticana, ni de la « Danse des heures » de Gioconda, cette dernière apparemment écourtée de quelques séquences, ce dont on ne se plaint pas. Suggestion : pourrait‑on recenser pour chaque répertoire, y compris italien, un ensemble possible de pièces orchestrales « de remplissage », qui éviterait de s’en tenir toujours à la même dizaine de scies ? Pourquoi ne pas oser le ballet de Jérusalem de Verdi, le Prélude d’I Medici de Leoncavallo, la « Danse des ondines » de Loreley de Catalani, le délicieux Intermezzo de Rossiniana de Respighi, ou encore le Lamento de Franco Leoni ? Un peu plus d’originalité, quand même, ça nous changerait !
Remarques de grincheux, au demeurant, car ce soir l’orchestre est bon. Le Münchner Rundfunkorchester est certes la phalange munichoise la plus modeste, mais à Munich aucun orchestre n’est mauvais, et rien ici ne dépare, pas même la direction de Karel Mark Chichon, chef honorable, qui accompagne bien les chanteurs. Et le programme n’est pas si hétéroclite que cela, voire relativement bien pensé, du moins quand il se focalise essentiellement sur deux titres, Cavalleria rusticana, puis Carmen, ce qui permet de créer un semblant de dramaturgie (encore que, pour Cavalleria rusticana, l’ordre choisi pour les extraits ne corresponde pas au déroulement réel de l’action, mais bon, passons...). De surcroît, quitte à finir le programme sur des notes plus ludiques, le choix du répertoire peu connu, mais gorgé de pépites, de la zarzuela, n’est de loin pas inintéressant.
Et puis une petite surprise, quand même, à l’arrivée d’Elīna Garanca. Non pas tellement sa robe noire brodée d’argent, qui lui donne une fracassante allure d’Ann Boleyn rhabillée par les préraphaélites, mais bien le répertoire abordé, puisqu’avec l’air d’entrée d’Adriana Lecouvreur, la belle Lettone s’aventure dans une tessiture de soprano qui n’est pas la sienne. Cela dit, Elīna Garanca chante l’air « Io son l’umile ancella » depuis quelques années déjà, et ce passage monte en réalité moins haut que certains rôles de mezzo verdiens, notamment Amneris. Donc pas de véritable incompatibilité, mais quand même un centrage différent, la voix paraissant moins à l’aise, voire instable, sur des notes où une véritable soprano brillerait plus sereinement. Mais moins que ces quelques aigus trop exposés, c’est surtout l’imprécision brumeuse de la diction italienne qui gêne, a fortiori quand il s’agit d’incarner une célèbre tragédienne classique.
En Santuzza, rôle dont elle est en revanche familière, Elīna Garanca peine aussi à se métamorphoser en volcanique paysanne sicilienne. L’opulence et le velours de la voix sont d’une beauté ensorcelante, mais, à quelques débuts de phrase près, on ne comprend pas grand‑chose. Quant aux interjections parlées de sa confrontation avec Turiddu, qui devraient être vociférées comme des cris de bête écorchée, elles paraissent tout juste poliment courroucées.
Après l’entracte, Carmen convainc davantage. Pendant que l’orchestre joue le Prélude, l’entrée en scène de la diva, surgissant pile au moment où résonne le thème du destin, drapée dans une sculpturale robe écarlate à efflorescences, crée un véritable choc (« Jesus, Gott », s’en exclame ma voisine allemande, manifestement stupéfaite !). Cette fois l’incarnation du personnage, longuement rodé à la scène, va nous faire vraiment rentrer dans le drame, et pas seulement parce que l’intelligibilité de ses répliques s’améliore, dans un français plus que correct. Une Carmen blonde, pas vulgaire, alliant érotisme à fleur de peau et fierté inflexible. Le duo final, où on se souvient avoir vu expirer maintes fois Elīna Garanca dans les bras d’un bouleversant Jonas Kaufmann, change ici de perspective, face à un partenaire nettement plus jeune, aux allures de fragile séducteur latin, qui se donne des allures ténébreuses alors qu’il n’est pas vraiment libéré de sa chrysalide. Très grand, Jonathan Tetelman, paraît encore un peu emprunté, peinant à jouer les loosers, avec une voix sans fêlures, trop brillante et saine. Mais il est vrai que ne jamais pouvoir perdre durablement de vue la partition, posée sur un pupitre, ne l’aide pas non plus à approfondir son rôle.
« La fleur que tu m’avais jetée », chanté par cœur, est un moment plus glorieux. Là encore le matériau vocal du ténor américain d’origine chilienne est d’une générosité plantureuse, mais les nuances sont cependant scrupuleusement respectées, et le français excellent. Reste encore à Tetelman à apprendre à éviter de trop vouloir nous impressionner par des aigus glorieux mais qui ne sont pas toujours claironnés à bon escient, comme ici un vigoureux la bémol sur « m’enivrais ». L’effet est flamboyant, mais, du moins à ce moment de l’air, il tombe mal. Aucun problème esthétique en revanche avec « Recondita armonia » de Tosca, ni avec « Mamma, quel vino generoso » de Cavalleria rusticana : un chant véritablement solaire, d’une italianité brûlante, mais surtout d’un style vériste qui ne paraît jamais vulgaire, ni appuyé, ni sanglotant.
Dernière partie de concert espagnole, composée avec goût, avec un choix de zarzuelas musicalement distinguées. Soutullo, Sorozábal, Chapí, Moreno Torroba, Chueca, Lara... Si l’on n’est pas très familier de ce répertoire très riche, le brio mélodique de cet ensemble de pièces risque de se mélanger un peu, mais tout ici est fort bien écrit, et flatteur pour les voix. Et autant Elīna Garanca que Jonathan Tetelman saisissent l’occasion de ce lyrisme débridé pour s’en payer une tranche, en faisant assaut de trilles interminables, d’aigus longuement tenus et d’œillades vocales dépourvues d’ambiguïté. Ils s’amusent beaucoup, et le public, évidemment, en fond de gourmandise, devant tant de démonstrations de générosité décomplexée, qui ne sont plus guère fréquentes à l’opéra aujourd’hui.
Laurent Barthel
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