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L’impossible justice Geneva Grand Théâtre 01/22/2024 - et 24*, 26, 28 janvier 2024 Hèctor Parra : Justice (création) Peter Tantsits (Le directeur), Idunnu Münch (La femme du directeur), Katarina Bradic (Le chauffard), Willard White (Le prêtre), Simon Shibambu (Le jeune prêtre), Serge Kakudji (Le garçon qui a perdu ses jambes), Lauren Michelle (L’avocate), Axelle Fanyo (La mère de l’enfant mort)
Chœur du Grand Théâtre de Genève, Mark Biggins (préparation), Kojack Kossakamvwe (guitare électrique), Orchestre de la Suisse Romande, Titus Engel (direction musicale)
Fiston Mwanza Mujila (livret), Milo Rau (mise en scène), Anton Lukas (décors), Cédric Mpaka (costumes), Jürgen Kolb (lumières), Moritz von Dungern (vidéos), Giacomo Bisordi, Clara Pons (dramaturgie)
(© Carole Parodi)
Début 2019, un fait divers tragique endeuille le Katanga, une région du Congo : un camion‑citerne roule en direction d’une mine ; il est rempli d’acide sulfurique, destiné au traitement des minerais. Sur la place du marché d’un petit village, il percute à pleine vitesse un minibus. Vingt et une personnes décèdent dans l’accident, brûlées par les substances toxiques, et des dizaines d’autres sont blessées, dont sept grièvement, qui seront par la suite amputées d’un bras ou d’une jambe ; de surcroît, à cause de la pluie, les terres environnantes seront polluées par l’acide. Ce drame ne trouvera guère d’écho dans les médias occidentaux. Et pourtant, la mine est exploitée par une entreprise suisse, une des plus importantes multinationales du secteur du négoce des matières premières. La société indemnisera certes dix‑huit personnes, mais moyennant des sommes dérisoires, des bouchées de pain pour s’assurer de leur silence. Et le procès qui devait avoir lieu pour déterminer les responsabilités de l’accident sera finalement annulé.
Sollicité par Aviel Cahn, directeur du Grand Théâtre de Genève, pour créer un opéra, le metteur en scène helvétique Milo Rau, adepte d’un théâtre militant et engagé, a choisi ce fait divers comme base de son travail. La République démocratique du Congo est un pays qu’il connaît bien puisqu’il y a déjà tourné un film, Le Tribunal sur le Congo (2017), qui avait pour thème la guerre civile sanglante qui a ravagé le pays, faisant plus de six millions de victimes. Pour l’opéra cette fois, Milo Rau a élaboré un scénario et proposé à l’écrivain congolais Fiston Mwanza Mujila d’écrire un livret. Le résultat : Justice, qui fait d’un accident un drame universel et qui se veut la métaphore d’une Afrique exploitée par l’Occident et d’une justice qui n’a pas été rendue. L’écriture de la musique a été confiée au compositeur catalan Hèctor Parra, un spécialiste de l’opéra contemporain, auteur des Bienveillantes, ouvrage créé en 2019 à l’Opéra des Flandres (dont Aviel Cahn était directeur à l’époque), et d’Orgia en 2023.
Alors que les spectateurs entrent dans la salle du Grand Théâtre, le guitariste Kojack Kossakamvwe, installé sur scène à jardin, se lance dans des improvisations rythmées. Puis le librettiste Fiston Mwanza Mujila et le contre‑ténor Serge Kakudji le rejoignent sur le plateau pour expliquer au public l’accident à l’origine du spectacle et la genèse de ce dernier, avant la présentation des protagonistes par le biais d’un écran vidéo : les chanteurs, les choristes, l’orchestre, le chef et les figurants, dont certains sont des victimes de la catastrophe, ce qui bien sûr ajoute une dimension particulière à la soirée. Le rideau finit par s’ouvrir sur un grand banquet réunissant des notables locaux et des étrangers. Quelques années après l’accident du camion‑citerne, on fête l’ouverture d’une nouvelle école et la découverte d’une mine de cobalt qui va enrichir encore plus les multinationales et créer des emplois pour la population. L’histoire ne fait que se répéter car petit à petit resurgit dans l’esprit de tous le drame qui a endeuillé la région il y a quelques années. Par un habile jeu de lumières apparaît, derrière les tables du banquet, le camion‑citerne renversé. Sur l’écran vidéo sont projetées des images – certaines insoutenables – de corps brûlés par l’acide. On découvre aussi à l’écran la douleur d’une mère dont la fille est morte dans l’accident ou encore le visage triste et vide d’un jeune homme qui a dû être amputé des deux jambes et qui se demande ce qu’il adviendra de sa vie. Ces personnages vont également apparaître sur scène, par le truchement de chanteurs, à côté de la conductrice du camion – une Russe portée sur l’alcool –, du directeur de la mine et de sa femme, d’un prêtre ou encore de l’avocate qui a tenté en vain d’obtenir un procès. L’opéra, d’une durée d’à peine 1 heure 45, est divisé en cinq actes, eux‑mêmes composés de scènes d’autant plus percutantes qu’elles sont courtes et concises. L’intrigue se termine par un retour au banquet : une fois la fête finie, les convives se lèvent de table et les étrangers quittent le pays, laissant ce dernier souillé de déchets et dévasté.
La partition d’Hèctor Parra est foisonnante et complexe, alternant éclats sonores et passages plus calmes et recueillis. Le compositeur s’est inspiré de chants traditionnels du Katanga et fait la part belle aux percussions notamment. Les lignes vocales sont extrêmement tendues, l’écriture sollicitant beaucoup l’extrême aigu, notamment pour les femmes, mais aussi le registre grave. Spécialiste de musique contemporaine, Titus Engel, à la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, défend la partition avec conviction et engagement. La distribution vocale réunie par le Grand Théâtre se révèle homogène et de très haut niveau ; à noter que toutes les voix sont amplifiées. On retient notamment le prêtre de Willard White, qui, malgré ses 77 ans, incarne un personnage à la forte présence scénique, le jeune homme engagé de Serge Kakudji ou encore la mère poignante d’Axelle Fanyo.
Justice présente d’indéniables atouts : à travers un fait divers dramatique, cet ouvrage permet de sensibiliser le public à l’exploitation de l’Afrique par l’Occident, à la décolonisation et à la mondialisation, faisant entrer en outre le continent noir dans l’histoire d’un art typiquement européen. Les formes traditionnelles de l’opéra sont aussi bouleversées. Mais globalement, la soirée laisse le public sur sa faim : la tragédie du camion- citerne et ses conséquences sont racontées comme s’il s’agissait d’un documentaire, sans jamais susciter d’émotion, sauf à la toute fin, lorsque la mère chante (en swahili), son enfant mort dans un air absolument poignant. Malgré la réalité bouleversante de cet accident terrible, le propos est souvent simplificateur, avec les bons d’un côté et les méchants de l’autre, les Africains et les Européens. Et on se demande en outre si le jeu en valait la chandelle puisque seules quatre représentations ont été programmées à Genève puis deux autres en Autriche (le Festival Tangente St. Pölten est coproducteur). Comme pour toute création, il ne reste plus qu’à espérer que d’autres théâtres seront intéressés à présenter le spectacle ultérieurement.
Claudio Poloni
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