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Sublimes clochettes

Strasbourg
Opéra national du Rhin
11/02/2023 -  et 4, 7*, 9, 12 (Strasbourg), 26, 28 (Mulhouse) novembre 2023
Léo Delibes : Lakmé
Sabine Devieilhe (Lakmé), Julien Behr (Gérald), Nicolas Courjal (Nilakantha), Guillaume Andrieux (Frédéric), Ambroisine Bré (Mallika), Ingrid Perruche (Mistress Bentson), Lauranne Oliva (Miss Ellen), Elsa Roux Chamoux (Miss Rose), Raphaël Brémard (Hadji)
Chœur de l’Opéra national du Rhin, Hendrik Haas (chef de chœur), Orchestre symphonique de Mulhouse, Guillaume Tourniaire (direction musicale)
Laurent Pelly (mise en scène, costumes), Camille Dugas (décors), Joël Adam (lumières)


S. Devieilhe, J. Behr (© Klara Beck)


Sabine Devieilhe a fait ses premiers pas dans le rôle‑titre de Lakmé il y a un peu plus de dix ans déjà. Et c’est souvent elle qu’on a pu retrouver ensuite, lors des réapparitions françaises de cet opéra devenu rare, même dans les limites de l’Hexagone : Montpellier, Toulon, Avignon, Paris... Mais tout cela, c’était encore bien avant la production de Laurent Pelly, inaugurée à l’Opéra‑Comique en septembre 2022, où Sabine Devieilhe s’est à nouveau imposée, dans ce rôle où elle est probablement inégalable aujourd’hui. Même si quelques autres sopranos ont pu aussi appréhender Lakmé avec succès au cours de la période récente (Jodie Devos longtemps, ou à présent Kathryn Lewek, qui a chanté dans cette même production à Nice, le mois dernier...).


Remercions en tout cas Alain Perroux, directeur général de l’Opéra national du Rhin, d’avoir réussi à obtenir à nouveau la présence décisive de Sabine Devieilhe, dans un spectacle qui autrement aurait pu paraître manquer un peu de lustre. Et rappelons que si la maison strasbourgeoise n’a pu afficher chronologiquement cette coproduction qu’en troisième position, après Paris et Nice, elle y a joué toutefois un rôle prépondérant, puisque tous les costumes et décors ont été fabriqués dans ses propres ateliers.


Que dire aujourd’hui de la Lakmé de Sabine Devieilhe, qui ne paraisse pas dérisoire, en regard d’une aisance et d’un accomplissement réellement sidérants ? Et pas seulement du fait d’une performance vocale indiscutable, mais parce que tout ici s’intègre dans une conception parfaitement unifiée. Avec Sabine Devieilhe c’est avant tout la vérité du personnage qui s’impose, et non plus le seul vertige d’un suraigu constamment sollicité. Et même quand la ligne vocale tintinnabule avec obstination, on trouve encore à chaque note de quoi se nourrir, au‑delà de la simple griserie de la performance : une inflexion, un fin dégradé de couleur, un infime vacillement, autant de fugitifs détails qui complètent au fur et à mesure, par petites touches, un personnage infiniment sensible.


Et pourtant aucun apprêt, dans cette composition magistrale qui nous paraît dépasser d’assez loin maintenant le cadre, quand même un peu étriqué, de la bonne vieille Lakmé de Delibes. Ici, c’est constamment l’art suprême de la Sabine Devieilhe mélodiste qui affleure. Une diction parfaitement limpide et une émotion à fleur de peau, qui ennoblissent le sujet au point de hisser la musique joliment élégante de l’auteur de Coppélia et surtout les vers de mirliton de Messieurs Gille et Gondinet, au niveau des poèmes de Verlaine mis en musique par Debussy. Lakmé a été créé à Paris en 1883. Or En sourdine, Clair de lune et Mandoline de Debussy ont été composés exactement au même moment. On avait un peu oublié cette coïncidence, et remercions Sabine Devieilhe de nous la rappeler avec autant d’intelligence.


Il serait oiseux de reprocher au reste de la distribution de ne pas égaler de tels sommets. Julien Behr est un Gérald idiomatique mais un peu emprunté, nettement plus convaincant quand le personnage acquiert davantage de relief au troisième acte, et de toute façon relativement embarrassé dans la quinte aiguë, par une émission qui peine à se libérer. Chez ce jeune ténor encore en période de maturation, il y a manifestement un verrou technique qui reste à décoincer dans ce secteur de la tessiture, afin de pouvoir vraiment investir un rôle plus lourd qu’il n’y paraît. Mais le potentiel est bien là. On se fait davantage de souci pour Nicolas Courjal, qui paraît fourvoyé dans le rôle de Nilakantha. La composition est certes d’un fanatisme véhément, mais la qualité du chant n’y trouve pas son compte, faute d’une meilleure stabilité d’émission. La cantilène grelottante de « Lakmé, ton doux regard se voile » est même un assez mauvais moment à passer. En revanche, jolie brochette de seconds rôles, tant parmi les comparses autochtones (Ambroisine Bré paraît cependant un peu neutre, surtout confrontée à l’émotion vibrante de sa partenaire, dans le célèbre duo « Sous le dôme épais ») que chez les occupants britanniques (en particulier le baryton clair de Guillaume Andrieux, parfaitement en situation).


Prestation élégante aussi en fosse, où l’Orchestre de Mulhouse prend un peu de temps pour se chauffer, mais fait preuve ensuite d’une belle présence. Guillaume Tourniaire dirige l’ensemble avec une relative emphase, mais aussi une véritable attention prêtée aux coloris instrumentaux, ainsi qu’au plateau, que l’orchestre ne couvre jamais. Quelques décalages des chœurs à déplorer, mais qui disparaissent au troisième acte, quand tout le monde se retrouve simplement assis de part et d’autre du plateau, dans une configuration moins turbulente.


D’un orientalisme stylisé, qui lorgne assurément davantage vers le Japon que vers l’Inde, la production de Laurent Pelly a été remontée semble‑t‑il sans grande perte en ligne. Diversement accueillie à Paris, certes dans le cadre historique d’un Opéra‑Comique où l’ouvrage est resté longtemps prisonnier d’une couleur locale soulignée à plaisir, elle nous paraît en tout cas respectable, permettant d’installer progressivement une véritable tension dramatique. Certes l’œil y manque d’un peu de pittoresque auquel se raccrocher (aucune exubérance végétale à l’acte I, et strictement rien à vendre sur le marché au II...), mais il y a de vraies compensations. Et mieux vaut sans doute aujourd’hui dégager dans Lakmé ce qui peut encore nous émouvoir avec le plus de sincérité, que de trop dater l’ouvrage en l’encombrant à l’excès de soieries multicolores et de fleurs en papier.



Laurent Barthel

 

 

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