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Neumeier, toujours... Baden-Baden Festspielhaus 09/29/2023 -
Festspielhaus, 29, 30 septembre, 1er* octobre 2023
Dona Nobis Pacem John Neumeier (chorégraphie, décors, costumes, lumières), Johann Sebastian Bach (musique)
Hamburg Ballett John Neumeier
Marie-Sophie Pollak (soprano I), Sophie Harmsen (soprano II), Benno Schachtner (alto), Julian Prégardien (ténor), Konstantin Ingenpass (basse I), Matthias Winckhler (basse II), Vocalensemble Rastatt, Freiburger Barockorchester, Holger Speck (direction)
Bénazetsaal, Kurhaus, 3, 4* octobre
Der Bürger als Edelmann
John Neumeier (chorégraphie, décors, costumes, lumières), Richard Strauss (musique)
Bundesjugendballett
junge norddeutsche philharmonie, Ilya Ram (direction)
BJB Songbook
Kevin Haigen (conception, direction artistique), Ricardo Urbina Reyes, Marc Jubete, Sasha Riva, Sara Ezzell, Raymond Hilbert, Greg Blackmon, Kevin Haigen (chorégraphie), Imogen Heap, Bob Dylan, Sixto Rodriguez, Joni Mitchell, Leonard Cohen, Sigru Ros, Karla Bonoff, Tracy Chapman (musique)
Bundesjugendballett
Adi Wolf, Caroline Bruker, Simon Mehlich (chant), David Berton (guitare, chant), Jay Gummert (piano, flûte, chant), Aaren Aning (alto), Julen Dieterle Galardi (violoncelle), Noam Carmon (clarinette), Rico Bowen (guitare électrique), Aike Errenst (piano)
Festspielhaus, 6*, 7, 8, 10 octobre 2023
Dornröschen
John Neumeier (chorégraphie, mise en scène), Piotr Ilyitch Tchaïkovski (musique)
Hamburg Ballett John Neumeier
Philharmonie Baden‑Baden, Markus Lehtinen (direction)
Jürgen Rose (décors, costumes)
A. Martinez, L. Giesenberg (© Kiran West)
La traditionnelle résidence du Ballet de Hambourg à Baden‑Baden prend davantage d’ampleur chaque automne, avec une initiative croissante laissée par le Festspielhaus à John Neumeier. On peine d’ailleurs à croire que ce directeur de 84 ans, toujours d’un dynamisme extraordinaire, puisse vraiment prendre sa retraite au cours de l’année à venir. Et pourtant cet effacement progressif, annoncé depuis longtemps, toujours remis à plus tard, est maintenant officiel. C’est le danseur et chorégraphe germano-argentin Demis Volpi qui assurera sa succession à la tête du Ballet de Hambourg, à partir du 1er août 2004.
Ce qui n’empêche pas le Festspielhaus de Baden‑Baden d’annoncer déjà, pour l’automne prochain, un nouveau World of John Neumeier, toujours sous la direction artistique du maître, lequel entend bien encore assumer cette carte blanche festivalière annuelle... jusqu’en 2030 ! A son initiative, du 26 septembre au 11 octobre 2024, non seulement le Ballet de Hambourg présentera à Baden‑Baden deux de ses chorégraphies, d’après Tennessee Williams (Un tramway nommé désir et La Ménagerie de verre), mais le prestigieux Joffrey Ballet de Chicago sera lui aussi invité à danser trois soirées. A Baden‑Baden, la porte de sortie est donc toujours loin d’être en vue pour John Neumeier, et on s’en réjouit vivement. Et même à Hambourg, c’est son disciple et bras droit Lloyd Riggins qui continuera à se charger de la conservation de son œuvre dansé, avec la fidélité et le dévouement que l’on peut imaginer.
Bundesjugendballett (© Kiran West)
Le chorégraphe américain va de toute façon garder officiellement la direction du Bundesjungendballett (alias BJB), jeune compagnie dont le destin lui tient particulièrement à cœur. Et il est vrai qu’il s’agit d’un groupe attachant : une petite compagnie où huit jeunes danseurs séjournent pour deux années, à plein temps, à Hambourg. Les « stagiaires » y ont tous une petite vingtaine d’années, parfois moins. Une pépinière, où on se perfectionne dans l’exercice d’un dur métier, sur des projets originaux, dans toutes sortes de lieux atypiques. L’un des titres de gloire du BJB est le ballet Les Invisibles, conçu exclusivement pour lui par Neumeier, et présenté à Baden‑Baden l’automne dernier : un souvenir particulièrement marquant. Cette année le programme est moins dense, mais reste original.
D’abord une chorégraphie relativement conventionnelle, ou du moins d’un style très « Neumeier », en tout cas fort belle, sur la musique du Bourgeois gentilhomme de Richard Strauss. Dans le cadre intimiste de la salle Bénazet du Kurhaus, sur un simple podium rectangulaire, une danse dont on peut observer les pas de deux et les ensembles de très près. Toute la compagnie, à laquelle se joignent deux jeunes danseurs « invités », du même âge, y déploie des trésors d’énergie, et, déjà, de rigueur. Dommage que les jeunes musiciens de la junge norddeutsche philharmonie, qui jouent à l’arrière‑plan un arrangement pour effectif réduit, ne soient pas plus sûrs. Le contraste entre la relative pénibilité de ce qu’on entend et la précision horlogère de ce que l’on voit, est un peu bizarre.
Atmosphère plus « cool » en seconde partie, avec le BJB Songbook, sur des chansons pop de Bob Dylan, Tracy Chapman, Sixto Rodriguez, Joni Miller... Ici, on circule plus librement sur le plateau, on s’assoit sur des cubes de différents volumes que l’on déplace à volonté, danseurs et chanteurs/musiciens en tenues banales, jeans, chemises et t‑shirt, se mélangent voire interagissent, avec leurs disparités de silhouette évidemment flagrantes. Les chorégraphies sont signées par différents membres du Ballet de Hambourg, voire laissent place à une certaine improvisation. Les problématiques abordées sont sensibles, a fortiori pour ces très jeunes artistes : les difficultés d’une vie sociale harmonieuse aujourd’hui, la fluidité des relations amoureuses et des genres, l’écologie... Tout n’est pas du même niveau, un peu de naïveté ici ou là peut prêter à sourire, mais la sincérité de l’ensemble touche profondément. De surcroît, cette fois, tous les musiciens sont très bons.
(© Kiran West)
On apprécie de toute façon que pour un maximum de ces soirées, Baden‑Baden propose des musiques exécutées en live, et non pas des bandes enregistrées. Le niveau d’interprétation n’est de loin pas toujours parfait, mais la plus‑value reste appréciable. C’est ainsi que la modeste Philharmonie de Baden‑Baden doit se confronter pendant quatre soirs consécutifs à la Belle au bois dormant de Tchaïkovski dans son intégralité, ce qui ne va pas sans son lot de flottements et problèmes d’ensemble, même si la prestation reste globalement décente, sous la direction de Markus Lehtinen, grand spécialiste de l’art particulier d’accompagner des danseurs. Sur scène, John Neumeier revisite la classique chorégraphie de Marius Petipa. Les morceaux de bravoure restent intacts, mais Neumeier les enchâsse dans une anecdote nouvelle : les aventures d’un Prince de notre temps, en chemise noire et jeans, qui s’égare au cours d’une partie de chasse entre copains, et se retrouve plongé dans une autre époque, un XIXe siècle féérique. Il devra y affronter, sous la protection d’une Rose (incarnée ici par la longiligne Anna Laudere), de méchantes et vindicatives Ronces (un groupe très dynamique, avec l’athlétique Karen Azatryan dans le rôle d’épine principale), jusqu’à pouvoir enfin réveiller la princesse de ses rêves. Mais, tout cela, évidemment, n’est qu’un rêve...
En tout cas le prétexte est excellent pour réutiliser les fastueux costumes et décors de Jürgen Rose, conçus pour une ancienne production du Ballet de Hambourg, il y a trente‑cinq ans. Tout a été méticuleusement conservé, les couleurs se marient à ravir, les tissus rares chatoient sous les lumières des projecteurs : un art du costume et de la féerie scénique qui paraît désormais totalement perdu. Rompue au répertoire académique mais toujours sensible, Alina Cojocaru reste une Princesse Aurore idéale, et Alexander Trusch un Prince Désiré toujours aussi vif‑argent, même si son costume moderne lui tasse un peu la silhouette. Toute la compagnie est sollicitée, pour de multiples rôles, à chaque fois minutieusement caractérisés. A moins d’être balletomane dans l’âme, les longues séquences de divertissement virtuose en pur « style Petipa » peuvent paraître tirer à la ligne, même exécutées dans les règles de l’art, mais là c’est parce que notre époque nous a habitués depuis lors à une toute autre diversité de langages chorégraphiques. Mais le respect pour les dieux de la danse du passé reste aussi l’une des composantes essentielles du travail de John Neumeier, qui certes revisite, mais ne trahit jamais.
(© Kiran West)
Création en revanche intégralement personnelle pour Dona Nobis Pacem, ballet sur la Messe en si mineur de Bach, que John Neumeier annonce, mais faut‑il vraiment le croire, comme son « opus ultimum ». Une prise de congé qui s’effectue en tout cas sur un mode très sérieux, voire d’un humanisme vibrant. Certains éléments de décor, voire des récurrences de figures chorégraphiques, rappellent des œuvres antérieures, parfois sous forme de véritables citations : Duse, Chant de la terre, Passion selon saint Matthieu... mais l’ensemble reste foncièrement nouveau. Rôle principal écrasant, conçu pour le Catalan Aleix Martinez, danseur d’un tout petit gabarit mais d’une expressivité de tous les instants. Le personnage (un être anonyme, « Er ») arrive sur scène équipé d’une valise de réfugié pas très grande, derrière laquelle il parvient lentement à se recroqueviller, comme un fœtus, jusqu’à disparaître complètement. Et puis la valise s’ouvre, laissant s’échapper des souvenirs photographiques épars, ceux d’une vie saccagée. Peut‑être aussi des clichés d’un correspondant de guerre, incarné ici par Lennard Giesenberg, avec une inscription « Press » imprimée sur son blouson. Au fond de la scène, des sacs de sable, des barbelés, une tranchée. Les danseurs paraissent tantôt sans personnalité définie, tantôt incarnent de vrais rôles, soldats, officier, une veuve de guerre (bouleversante Anna Laudere). De curieux « joggers » traversent la scène en tous sens, comme un défoulement, mais la tension de cette première partie reste criante, l’expressivité du rôle principal, presque démantibulé à certains moments, atteignant des sommets. Un poignant manifeste de révolte, évidemment exacerbé par l’actualité de ces années 2022 et 2023, qui n’ont toujours pas fini de nous terrifier.
Après l’entracte le Credo culmine dans un langage plus épuré, où Aleix Martinez continue son chemin de croix, jusqu’au Crucifixus qui le met intégralement à nu, porté par les danseurs, comme une offrande. Message cette fois de paix et de spiritualité, d’un angélisme dont on espère qu’il n’est pas définitivement utopique. Plusieurs sublimes pas de deux, dont l’étrange confrontation de Xue Lin et Christopher Evans, collants blancs mais visages aquilins et postures qui font penser aux sculptures expressionnistes d’Ernst Barlach, ou encore la naïveté touchante d’Alexandr Trusch, dans un délicieux solo. Tout cela soutenu par une exécution musicale perfectible, les instruments anciens de l’Orchestre baroque de Fribourg se révélant d’une fiabilité souvent douteuse, et l’Ensemble vocal de Rastatt affrontant crânement une partition chorale qui le met constamment à l’épreuve. Solistes inégaux, parmi lesquels le ténor Julian Prégardien et l’alto masculin Benno Schachtner s’affirment avec davantage de personnalité. Mais la fragilité même de cette interprétation résonne en symbiose avec le message scénique. Très belle idée aussi que de chorégraphier même les séances d’accord nécessaires pour remettre fréquemment d’aplomb les instruments anciens. Et puis, à l’extrême fin de cette soirée très dense, la puissance d’une longue minute de silence et de recueillement : la musique se tait, les danseurs s’immobilisent, et seul Aleix Martinez bouge encore, se dirigeant, à pas insoutenablement lents, vers une lointaine porte, au fond à gauche, par laquelle il finira par sortir, mais après un laps de temps qui paraît infini. Laurent Barthel
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