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Le sombre pouvoir de la révolution Gent Opera Vlaanderen 10/01/2023 - et 10, 12, 15, 7, 19, 21 septembre (Antwerpen), 3, 6, 8* (Gent), 24, 26 (Luxembourg) octobre 2023 Wolfgang Amadeus Mozart : La clemenza di Tito, K. 621 Jeremy Ovenden (Tito), Anna Malesza-Kutny (Vitellia), Anna Goryachova (Sesto), Maria Warenberg (Annio), Sarah Yang (Servilia), Eugene Richards (Publio)
Koor Opera Ballet Vlaanderen, Jef Smits (chef de chœur), Symfonisch Orkest Opera Ballet Vlaanderen, Alejo Pérez (direction musicale)
Milo Rau (mise en scène), Anton Lukas (scénographie), Ottavia Castellotti (costumes), Jürgen Kolb (lumières), Moritz von Dungern (vidéo)
(© Annemie Augustijns)
A cause de la pandémie, la première mise en scène à l’opéra de Milo Rau a été créée au Grand Théâtre de Genève en 2021 pour une diffusion en ligne. L’Opéra des Flandres, un des coproducteurs, avec les Wiener Festwochen et les Théâtres de la Ville de Luxembourg, monte cette production dans des conditions redevenues heureusement normales. La vidéo ne devait probablement pas tout à fait rendre l’intensité théâtrale de cette Clémence de Titus (1791).
Si la mise en scène laisse d’abord sceptique et provoque même un certain agacement, compte tenu de la laideur des décors et de la violence qui y règne, du reste tout à fait assumées, elle finit par susciter progressivement un intérêt sincère et même une certaine émotion. La conclusion, magnifique, apaisée, comporte, en effet, un beau message d’ouverture, de fraternité, appuyé par une vidéo montrant des participants à cette production, chanteurs professionnels et figurants amateurs, une des marques de fabrique de ce metteur en scène, un peu comme un documentaire mais sans la bande‑son. La lecture a posteriori de l’entretien avec Milo Rau, reproduit dans le programme, permet de saisir le sens de ce spectacle qui nous a d’abord échappé. Cet homme de théâtre suisse perçoit dans cet opéra de Mozart une allégorie de l’art, conception étonnante au premier abord mais non dépourvue de fondements. Il développe une réflexion sur le maintien au pouvoir de l’élite politique et artistique à travers l’art, précisément l’art engagé, en regard du danger que représentent potentiellement les masses populaires. Cette mise en scène parsemée de références picturales cherche aussi à traduire le contexte de la création, quelques années après la Révolution française, picturalement évoquée par des montages chorégraphiques.
Nombreux sont ceux qui sans doute préféreraient une autre approche, mais reconnaissons la concrétisation parfaite des intentions et la maîtrise absolue de la direction d’acteur, comme le prouve la manière impressionnante du metteur en scène de gérer la temporalité propre à ce genre d’opéra et les moments statiques, comme dans le second acte. La comparaison avec l’Idoménée du mois dernier à Liège en dit long sur ce qui distingue un grand metteur en scène d’un quelconque professionnel du spectacle, aussi bien établi soit‑il. Mais Milo Rau, il est vrai, n’épargne pas le public qui doit supporter des épisodes de violence, avec pendaison et arrachage de cœurs, dans un décor souillé, mais la profondeur et l’originalité de son approche rendent ce choix justifié, du moins explicable.
Dans sa Flûte enchantée hors du commun à la Monnaie, Romeo Castellucci avait mis en scène des aveugles et des grands brûlés. Milo Rau ne tend pas vers une telle radicalité, même s’il insère des interstices purement théâtraux, l’intervention d’un Anversois en néerlandais et d’une Syrienne dans sa propre langue demeurant les plus intéressantes. Les ajouts effectués par le metteur en scène augmentent donc d’une demi‑heure la durée de cet opéra, mais le spectacle reste cohérent dans son approche, même si l’un ou l’autre aspect de cette œuvre paraît secondaire ou moins bien mis en exergue, comme la tension amoureuse entre Vitellia et Sesto. Il s’agit aussi manifestement d’une formidable aventure humaine et à nulle autre pareille pour les participants, comme le laisse penser les touchants saluts à l’issue de la dernière représentation.
Ceux qui n’adhèrent pas au concept peuvent au moins fermer les yeux afin d’apprécier les prestations bien rodées des interprètes, tous investis et convaincants dans leur rôle. Nous retenons surtout l’impeccable Tito de Jeremy Ovenden, ténor idéal, de timbre et de voix, ainsi que le Sesto d’Anna Goryachova, qui avait déjà attiré l’attention dans ce rôle il y a cinq ans, également à l’Opéra des Flandres, dans une production franchement oubliable. Les qualités vocales et le tempérament dramatique de la mezzo‑soprano demeurent toujours aussi impressionnantes. L’institution flamande parvient à dénicher des jeunes chanteurs au haut potentiel, comme Anna Malesza-Kutny en Vitellia et Maria Warenberg en Annio, deux belles chanteuses dotées d’un timbre séduisant, d’une technique solide et habitant profondément leur rôle. Il serait intéressant de les retrouver dans d’autres productions. Autres plaisantes découvertes, Sarah Yang et Eugene Richards livrent tous deux une estimable prestation en Servilia et Publio. Le programme mentionne tous les comédiens amateurs, d’âges différents, qui forment une solide et convaincante équipe. Alejo Pérez dirige, quant à lui, avec ce qu’il faut de vigueur et de nuance, un orchestre au jeu tranchant et aux sonorités généreuses. Les choristes, enfin, se présentent bien préparés par Jef Smits qui a su garantir leur cohésion et leur expressivité.
Sébastien Foucart
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