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Celles que personne n’entendait

Bruxelles
La Monnaie
09/10/2023 -  et 12, 14, 17*, 19, 21, 23 septembre 2023
Bernard Foccroulle : Cassandra
Katarina Bradic (Cassandra), Jessica Niles (Sandra), Susan Bickley (Hecuba, Victoria), Sarah Defrise (Naomi), Paul Appleby (Blake), Joshua Hopkins (Apollo, Angry Audience Member), Gidon Saks (Priam, Alexander), Sandrine Mairesse (Stage manager, Marjorie), Lise Willems (Conference Presenter)
Chœurs de la Monnaie, Emmanuel Trenque (chef des chœurs), Orchestre symphonique de la Monnaie, Kazushi Ono (direction musicale)
Marie-Eve Signeyrole (mise en scène, vidéo), Fabien Teigné (décors), Yashi (costumes), Philippe Berthomé (lumières)


(© Karl Forster)


Cassandre n’a pas été entendue, mais le message de l’opéra de Bernard Foccroulle le sera‑t‑il ? L’ancien directeur de la Monnaie, de 1992 à 2007, voulait ancrer son premier opéra dans le présent, et il n’existe évidemment rien de plus actuel que les enjeux climatiques. Avec Cassandra, référence à la prophétesse qui annonça la tragédie de Troie, il s’agit plus largement d’une œuvre sur la tragédie de l’absence d’écoute, ce que ressentent effectivement de nombreux scientifiques et autres activistes qui ne cessent d’alarmer le monde sur les dangers des perturbations environnementales dues à l’homme, sans pour autant se sentir réellement entendus par tous les décideurs et puissants aux manettes des industries. Sandra, doctorante en climatologie, le personnage principal de cet opéra en un prologue et treize scènes, a même imaginé de se produire dans des stand‑up pour tenter de mieux transmettre son message alarmant. Ses parents considèrent avec désinvolture son engagement, et même sa sœur, Naomi, enceinte, se situe aussi à l’opposé, par son mode et ses principes de vie, de la jeune scientifique.


Le livret en anglais de Matthew Jocelyn suscite l’intérêt par sa profondeur et sa conception, et la lecture de l’entretien dans le programme en éclaire parfaitement les limpides et nobles intentions. Nous y apprenons que les auteurs ont échangé, à cette occasion, avec des activistes du Belgian Youth Climate pour rendre encore plus crédibles les situations reproduites dans le livret, ainsi que les dialogues. Evitant de justesse la surcharge d’intentions, le texte joue habilement sur les deux temporalités, à l’image du beau décor de Fabien Teigné, celui, mythologique, de Cassandra et celui, enraciné dans le réel, de Sandra. Toutes deux finiront par se rencontrer à l’approche de la conclusion, particulièrement réussie, car toute en finesse et porteuse d’espoir.


La teneur poétique, tant du livret que de la scénographie, évite à ce spectacle de paraître trop ouvertement explicite, voire militant, ce qui aurait pu devenir contreproductif. C’est ainsi que la symbolique des abeilles, outre leur signification dans la mythologie, fonctionne parfaitement – nombreuses au début, il n’en reste plus que cinq à la fin. Le livret opère même un rapprochement entre patrimoine naturel – notre terre en danger – et patrimoine culturel, notamment Bach qui emprunte son nom à une plateforme glaciaire de l’Antarctique. La vidéo, enfin, apporte beaucoup de beauté et de significations à la dimension visuelle de cette mise en scène par ailleurs attentive à la direction d’acteur, particulièrement précise.


Quant à la musique, elle relève plutôt de l’atonalité, mais toujours avec un réel souci d’expression, et traduit un métier certain, sans toutefois comporter des traits aussi personnels que celle d’un Boesmans, par exemple. Elle sonne familièrement, sans se tourner ouvertement vers le passé, le plus souvent avec puissance et densité. Le compositeur développe une écriture soucieuse de cohérence esthétique, malgré quelques traits, selon nous, moins probants, voire plus convenus. L’orchestration ne présente pas de réelles particularités, hormis, et encore, le recours au saxophone. La musique se révèle ainsi l’image du spectacle tout entier, intelligente et sensible, à défaut d’audace.


Pour cette création, fruit d’un véritable travail d’équipe, voulu comme tel par Bernard Foccroulle, la Monnaie a réuni une distribution judicieusement composée et compétente. Jessica Niles délivre une remarquable prestation en Sandra, figure touchante et courageuse à laquelle la soprano apporte conviction, fraîcheur et profondeur. Elle évite heureusement d’éclipser la Cassandre plus neutre, mais irréprochable, de Katarina Bradic. Les parents de Sandra et ceux de Cassandre sont incarnés par les mêmes chanteurs, Gidon Saks, qui convainc sans réserve dans les rôles de Priam et d’Alexander, et Susan Bickley qui alterne, avec autant de crédibilité, entre les personnages d’Hécube et de Victoria. Le petit ami de Sandra, Blake, étudiant en lettres classiques, qui disparait au large de l’Antarctique, semble un personnage un peu moins essentiel à nos yeux, malgré les mérites de son interprète, Paul Appleby. S’il fallait simplifier et réduire le livret, c’est lui qui pourrait à la rigueur être écarté, mais sa présence offre, il est vrai, l’occasion d’insérer une – prude – scène d’amour et d’imaginer un dîner de famille réaliste. Sarah Defrise prête ses traits à une Naomi un peu trop effacée, tandis que Joshua Hopkins incarne Apollon, celui qui a craché dans la bouche de Cassandre afin que plus personne ne croie à ses prophéties.


Le compositeur peut compter sur un autre ancien, Kazushi Ono, directeur musical de la Monnaie de 2002 à 2008. Le chef nippon, actuellement à la tête du Brussels Philharmonic, conduit avec science un orchestre aux couleurs superbes et à la tenue impeccable. Les choristes, qui commencent, dans cet ouvrage, à chanter avant même les solistes, ce qui mérite d’être souligné, contribuent également à la réussite de cette production.


Voici donc l’archétype du spectacle mûrement pensé et qui invite à réfléchir, tout comme Solar, représenté en mars dernier, autre création sur le même sujet. Cette œuvre de grande sagesse, à l’instar de l’admirable mise en scène, reflète bien les réflexions sociales et politiques de Bernard Foccroulle. Mais une question nous taraude : qu’auraient accompli sur le même sujet, à la limite sur le même livret, un compositeur et un metteur en scène appartenant, justement, à la nouvelle génération, celle qui devra, au cœur de la tempête, affronter cette inquiétante et désespérante évolution environnementale tout en y apportant des solutions ?



Sébastien Foucart

 

 

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