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Avec ou sans lunettes ? Bayreuth Festspielhaus 07/25/2023 - et 30 juillet, 12, 15, 19, 23, 27* août 2023 Richard Wagner : Parsifal Derek Welton (Amfortas), Tobias Kehrer (Titurel), Georg Zeppenfeld Gurnemanz), Andreas Schager (Parsifal), Jordan Shanahan (Klingsor), Elīna Garanca/Ekaterina Gubanova* (Kundry), Siyabonga Maqungo, Jens‑Erik Aasbø (Chevaliers du Graal), Betsy Horne, Margaret Plummer, Jorge Rodriguez‑Norton, Garrie Davislim (Ecuyers), Evelin Novak, Camille Schnoor, Margaret Plummer, Julia Grüter, Betsy Horne, Marie Henriette Reinhold (Filles‑fleurs), Marie Henriette Reinhold (alto solo)
Chor der Bayreuther Festspiele, Eberhard Friedrich (chef de chœur), Orchester der Bayreuther Festspiele, Pablo Heras‑Casado (direction musicale)
Jay Scheib (mise en scène), Mimi Lien (décor), Meentje Nielsen (costumes), Rainer Casper (lumières), Joshua Higgason (réalité augmentée et vidéo)
(© Enrico Nawrath)
Devoir communiquer sa dernière ordonnance de lunettes, avant d’assister à un opéra, est pour le moins nouveau. Or c’est bien ce qui est préalablement demandé aux trois cents personnes qui peuvent, lors de chacune des représentations de ce nouveau Parsifal de Bayreuth, bénéficier d’une mise en scène enrichie d’images spatialisées, grâce à un système complexe, dit de réalité augmentée.
Les autres spectateurs ont droit, quant à eux, à une production normale, dont on ne rendra pas spécifiquement compte. Faisant partie des heureux élus invités à vivre une expérience inédite, on décide de jouer vraiment le jeu, et donc de porter assidûment, presque cinq heures durant, cette paire de lunettes spéciales, à travers lesquelles on voit tout ce qui se passe sur scène, mais aussi beaucoup d’autres choses. Un exercice relativement fatigant, ne serait‑ce qu’à cause du poids de ces lunettes, voire du risque d’arracher le câble qui les relie à un boîtier vissé sous chaque siège. Mais, de toute façon, Bayreuth est un lieu physiquement pénible, en termes de température souvent élevée dans la salle, de rembourrage minimaliste des sièges, d’espace restreint pour réussir à caser sa carrure et ses jambes... On n’y est donc plus à un inconfort près !
L’aventure nécessite aussi de se rendre disponible dès midi, le jour de la représentation, dans le foyer, pour un bref réglage personnalisé des lunettes. Et puis aussi, dans la salle, trente minutes avant le lever de rideau, pour écouter d’ultimes explications et recommandations : ne pas laisser tomber ces précieuses lunettes de réalité augmentée, ne pas les déposer sur son siège, afin d’éviter de s’asseoir accidentellement dessus, ne pas les emporter (sic), ne pas utiliser par erreur celles du voisin, donc bien saisir avec notre main droite les lunettes qui sont déposées dans un étui fixé à la hauteur de notre épaule gauche, etc. etc.
On croit rêver, mais chaque acte apporte encore son lot de péripéties, liées en particulier aux déficiences oculaires de chacun. Pour l’instant, seules les trois dernières rangées du parterre sont concernées par ce nouvel équipement, donc les plus éloignées de la scène, ce qui disqualifie de facto, les fort myopes. A ceux‑là on propose donc, soit de venir équipés de leurs propres lentilles de contact (sans doute la meilleure solution, pour ceux qui les supportent), soit de glisser au préalable des verres correcteurs dans les lunettes de réalité augmentée. Mais en ce cas la correction reste approximative, donc beaucoup de flottements, voire de véritables incompatibilités à prévoir.
Personnellement j’ai d’abord suivi les consignes données lors du premier essayage, étant relativement peu myope : donc, ni mes propres lunettes, ni verres de correction, avec pour résultat une vision de la scène un peu floue mais une bonne perception des effets de réalité augmentée. Au deuxième acte, essai de la solution palliative proposée à d’autres spectateurs, donc garder ses propres lunettes, avec les lunettes spéciales posées par‑dessus. Avec cette fois une vision précise de la scène, mais beaucoup moins satisfaisante des effets immersifs, et surtout un énorme poids sur le nez. Et puis aussi (effet de cet assemblage incongru ou autre problème technique ?), l’affichage pendant vingt bonnes minutes d’un message d’erreur Unstable connection en plein milieu du champ, inscription qui, ô miracle, disparaît ensuite, aussi subitement qu’elle est apparue ! Enfin, au troisième acte, tentative avec des verres de correction glissés pendant l’entracte par un appariteur dans mes lunettes de réalité augmentée, mais là, au vu d’une scène complètement floue, il apparaît vite préférable de retirer ces verres rudimentaires (ils sont heureusement très faciles à détacher), et donc de revenir à la proposition initiale, de fait la plus satisfaisante.
(© Enrico Nawrath)
L’affaire n’est donc pas de tout repos, et comporte même son lot d’impossibilités. Et tout ceci pour voir quoi ? De multiples objets et paysages, statiques ou mobiles, présents partout où on porte le regard. La forêt du Graal s’étend bien au‑delà de la scène, à droite et à gauche, habitée de présences animales qui peuvent venir graviter jusque dans les parages immédiats du porteur de lunettes : oiseaux, cygne, papillons, et autres lucioles. Ciels nuageux, étoiles, planètes, rochers, fleurs, objets divers... rien ne sert d’énumérer tout ce qui peut passer dans le champ, y compris même quelques humanoïdes virtuels, voire, à l’acte I une énorme mouche qui menace de se poser sur mon nez (une blague du vidéaste ?). Menaçante, la lance de Klingsor arrive directement sur moi et s’arrête à un mètre. La végétation du Vendredi Saint est même interactive, les tiges pliant et les fleurs se dissolvant en pluie de pétales, mais seulement aux endroits où on dirige une petite cible lumineuse en tournant la tête. Interactive aussi, la colombe finale, que le spectateur peut placer où il veut, au‑dessus de Parsifal, mais pas nécessairement. Le troisième acte recèle dans l’ensemble les meilleures idées, dont ce paysage rocheux qui annihile complètement l’environnement réel, en donnant l’impression d’être assis seul, à flanc de montagne, face à la scène, avec des rochers jusque sous ses pieds. L’impression est vraiment étonnante. Un renard virtuel s’invite là, en dessous de la rampe, écoute, et quand les monologues de Gurnemanz s’éternisent, commence à bailler de plus en plus ostensiblement (autre facétie ?). Le dévoilement du Graal à l’acte I est plutôt réussi, superposition d’humanoïdes virtuels agenouillés et de lignes lumineuses brisées émanant du Graal, ici une sorte de cristal polyédrique, rayons qui diffusent jusqu’à envahir toute la salle. En revanche, bizarrement, pendant les deux scènes de transformation à vue des actes I et III, donc là où Gurnemanz évoque explicitement l’« espace qui ici naît du temps » et où ces nouveaux outils techniques paraîtraient a priori les plus intéressants, il ne se passe quasiment rien.
Esthétiquement, de toute façon, le résultat est peu heureux, avec une définition des objets volants très basique, façon « plastique moulé », comme si tout sortait d’une imprimante 3D. Et le caractère séquentiel des animations agace assez vite, un type d’effet chassant l’autre, comme si on changeait à chaque fois aléatoirement le protecteur d’écran d’un ordinateur, au bout de quelques minutes, quand l’ennui menace (d’abord des étoiles, puis des lucioles, puis des cailloux volants, puis des papillons, puis des fleurs, puis, au troisième acte, beaucoup de détritus divers, etc.). Les paysages sont plus réussis, mais fait défaut à l’ensemble une véritable inspiration de décorateur. Somme toute la technique s’impose déjà avec une relative crédibilité, mais il lui manque cruellement l’artiste qui pourrait lui donner une véritable légitimité.
Que voient ceux qui ne portent pas de lunettes de réalité augmentée, donc la grande majorité de la salle ? Pour faire l’inventaire, il suffit de lever le nez de temps en temps et regarder la scène par‑dessous lesdites lunettes. Or ce qu’on voit n’est guère enthousiasmant. D’abord parce que le plateau paraît beaucoup trop éclairé, sans doute pour permettre aux porteurs de lunettes à réalité augmentée de voir correctement l’action, à travers un dispositif qui filtre un peu la lumière, à la façon de lunettes de soleil. Quand ces éclairages violents ne sont pas atténués par les lunettes, ils tuent toute poésie, sur des décors qui auraient bien davantage d’allure s’ils étaient plus subtilement éclairés. Le jardin psychédélique de Klingsor ou le monolithe de l’acte I ne sont pas sans intérêt, et même le paysage post‑apocalyptique de l’acte III, avec son plan d’eau verdâtre et ses machines rouillées, passerait mieux s’il n’était pas aplati par un éclairage a giorno. Costumes hétéroclites, bizarres, aux couleurs acidulées, d’un goût terrifiant, signés Meentje Nielsen. Quelques vidéos, dans la plupart des cas les visages des chanteurs agrandis, ce qui est utile pour mieux les voir, en particulier pendant le long duo du II, mais aussi un très long gros plan sur la plaie d’Amfortas au I, façon champ opératoire, qui n’a aucun intérêt. Quant à la mise en scène de Jay Scheib, lecture conventionnelle, au‑delà d’un respectable propos écologique, devenir de notre planète que nous polluons jusqu’à la rendre invivable, mais qui paraît totalement plaqué sur le sujet, elle se contente d’un premier degré constamment prévisible, à quelques originalités indéchiffrables près. Un personnage de Kundry dédoublé, ce double féminin muet, très souvent présent, ayant apparemment entretenu naguère des relations charnelles avec Gurnemanz, un Graal fracassé par Parsifal à la fin, le dénouement restant énigmatique...
Reste la musique de Parsifal, qui justifie davantage le déplacement. Lors de cette dernière représentation de la série, Pablo Heras‑Casado commence à maîtriser relativement bien la partition, mais les effets d’allégement qu’il recherche ne sont pas forcément compatibles avec l’acoustique particulière du lieu. Tout est joliment nimbé de mystère, mais l’ensemble manque de contrastes et de force. Tempi modérés, ni rapides, ni lents, pour cette direction un peu sous‑caractérisée, mais honnête. Les chœurs de Bayreuth sont toujours d’une beauté sidérante, mais ce n’est pas nouveau. Quant à la distribution, elle est constamment d’un très bon niveau. Même le Parsifal d’Andreas Schager, en d’autres lieux fruste et claironnant, se retrouve comme ennobli par la salle, dont les résonances enrobent un peu son timbre. Cela dit la caractérisation du personnage, sans aucune évolution, ni mystère, ni arrière‑plan, reste bien peu intéressante. Dommage que Joseph Calleja se soit désisté tardivement, pour raisons de santé, car les débuts du ténor maltais à Bayreuth auraient pu nous passionner bien davantage. Prenant le relais d’Elīna Garanca, Ekaterina Gubanova est une Kundry impressionnante, au chant parfaitement assuré, sur une tessiture très large, sans aucun point de faiblesse. Gurnemanz légendaire de Georg Zeppenfeld, merveilleux conteur dont on comprend chaque mot et dont les graves moelleux ensorcèlent, très bon Amfortas du baryton australien Derek Welton, et Klingsor raisonnablement méchant du baryton hawaïen Jordan Shanahan.
Donc un Parsifal compatible avec le niveau moyen du lieu, mais dont les aspects visuels, que l’on soit nanti de lunettes futuristes ou non, suscitent encore beaucoup d’interrogations. L’année prochaine Bayreuth nous promet non plus trois cents paires de lunettes à réalité augmentée, mais six cents. Le tout début, encore balbutiant, d’une technologie prometteuse à moyen terme, le propre de ces innovations étant de se perfectionner extrêmement vite ? Ou une impasse dans laquelle Bayreuth risque de s’enfoncer chaque année davantage ? A ce stade, il est bien difficile de le savoir.
Laurent Barthel
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