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Des messages à méditer Salzburg Felsenreitschule 08/13/2023 - et 18, 22*, 27 août 2023 Bohuslav Martinů : The Greek Passion, H. 372 Gábor Bretz (Prêtre Grigoris), Sebastian Kohlhepp (Manolios), Sara Jakubiak (Katerina), Charles Workman (Yannakos), Christina Gansch (Lenio), Matteo Ivan Rasic (Andonis), Matthäus Schmidlechner (Michelis), Alejandro Balinas Vieites (Kostandis), Julian Hubbard (Panais), Aljoscha Lennert (Nikolio), Helena Rasker (Une vieille femme), Luke Stoker (Patriarcheas), Robert Dölle (Ladas), Lukasz Golinski (Prêtre Fotis), Scott Wilde (Un vieil homme), Teona Todua (Despinio)
Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, Huw Rhys James (chef de chœur), Salzburger Festspiele und Theater Kinderchor, Wolfgang Götz (chef des chœur), Wiener Philharmoniker, Maxime Pascal (direction musicale)
Simon Stone (mise en scène), Lizzie Clachan (décors), Mel Page (costumes), Nick Schlieper (lumières)
(© Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus)
Attention, chef‑d’œuvre, et méconnu de surcroît Martinů a écrit quatorze opéras, de tous formats, une véritable mine d’ouvrages à découvrir, où rien ne laisse indifférent. Et pourtant, de ce vaste corpus, on cite toujours Juliette, d’après la pièce surréaliste de Georges Neveux, beaucoup moins souvent La Passion grecque, créée à Zurich en 1961, et puis c’est tout.
Et encore, même ces deux‑là ne sont que rarement représentés. Un manque de curiosité d’autant plus étonnant qu’ici l’obstacle de la langue n’existe pas vraiment. Martinů est certes d’origine tchèque, mais sa vie a surtout été celle d’un déraciné, en France, aux Etats‑Unis, en Suisse... Dans son écriture les idiomatismes d’école nationale restent relativement contingents, en particulier en ce qui concerne la prosodie. En fait, peu importe dans quelle langue on chante les opéras de Martinů, ce qui devrait en principe quand même en faciliter, et la programmation, et l’accès.
La Passion grecque est un ouvrage de grand format, mais qui reste accessible à une bonne troupe de théâtre de répertoire. Ce qui n’empêche pas qu’il faille beaucoup chercher pour en retrouver des représentations sur des scènes moyennes : Karlsruhe en 2010, Graz en 2016, Leeds en 2019... Le succès immanquablement remporté devrait encourager, mais rien n’y fait. Timidité ? Manque de curiosité ? Vraisemblablement les grands théâtres et les grands festivals ont‑ils ici un rôle déterminant à jouer, mais qu’ils n’assurent guère. En 1999, Alfred Wopmann, directeur du Festival de Bregenz, avait brillamment assumé cette mission, en confiant la mise en scène de l’ouvrage à David Pountney. Un événement, historique à plus d’un titre, auquel j’ai eu la chance de pouvoir assister. Que, presque un quart de siècle plus tard, Markus Hinterhäuser éprouve lui aussi le besoin de remettre La Passion grecque sous les feux de l’actualité, à Salzbourg, est donc tout à fait logique. En tout cas, il était grand temps !
Le problème se complique quand on sait qu’il n’y a pas une Passion grecque de Martinů, mais deux. Une première version, dite « de Londres » a été composée entre 1954 et début 1957, en vue d’une création au Royal Opera House de Covent Garden, où Rafael Kubelík, compatriote de Martinů, et lui aussi exilé, était directeur musical. A l’époque, sous l’impulsion d’Herbert von Karajan, Milan, Vienne, et même le Festival de Salzbourg (!), s’étaient aussi déclarés intéressés, et puis finalement, après qu’un comité de lecture londonien eut, pour des raisons très diverses, refusé l’ouvrage, le projet tourna court. La création put avoir lieu à Zurich en juin 1961, sous la direction de Paul Sacher, dans une traduction allemande, mais les raisons pour lesquelles Martinů remania complètement sa partition entre‑temps sont restées difficiles à comprendre.
Insatisfaction par rapport au premier état ? Déstabilisation, du fait des réactions mitigées du comité de lecture de Covent Garden ? Pressions zurichoises en vue de remaniements ? Toujours est-il que Martinů a désassemblé les feuilles volantes de son manuscrit, n’en a gardé que le tiers, et a réécrit tout le reste. Deux années de travail supplémentaires, qui ont abouti à une partition nouvelle, dite « version de Zurich ». Quant aux feuilles volantes de la version originale, Martinů les a offertes, à titre de cadeau, à diverses institutions et amis, et ce n’est que trente ans plus tard que le musicologue tchèque Ales Brezina a pu reconstituer l’intégralité du manuscrit initial, en rassemblant ces feuillets dispersés un peu partout en Europe, dans divers fonds de bibliothèque, dont même l’appartement bruxellois du musicologue et journaliste Harry Halbreich. En définitive, cette version originale, dite « de Londres », à laquelle, par chance, pas une seule page ne manque, a pu être créée au festival de Bregenz en 1999. Et ce en coproduction avec Covent Garden, un théâtre où elle a donc bien fini par arriver !
Or cette version « de Londres » est un ouvrage fondamentalement différent, d’une écriture kaléidoscopique passant continuellement du chanté au parlé, de la musique de chambre au grand orchestre, des ariosos de solistes aux grands chœurs... Une mosaïque abrupte, qui trahit dans une certaine mesure un malaise de Martinů, à la recherche, à la fin de sa vie, d’un langage mélodique et harmonique plus simple et direct, pas tellement en phase avec un livret à traiter en scènes courtes et denses. Mais ce caractère brut et un peu maladroit génère aussi des émotions et des contrastes beaucoup plus forts. La version de Zurich, mieux élaguée aux entournures, épuise aussi dans une certaine mesure sa sève dans des schémas plus classiques, en s’efforçant de rentrer davantage dans le rang : une Passion grecque plus lisse, et à laquelle manque de surcroît tout un tableau à la fin, éliminé par Martinů, alors qu’il rééquilibrait notablement l’ensemble.
On peut s’étonner que Maxime Pascal, qui possède une solide expérience de la scène, y compris pour des projets d’une réelle radicalité, et dirige à Salzbourg les Wiener Philharmoniker avec une exaltation flamboyante du plus bel effet, ait choisi ce second état de La Passion grecque, et non la version originale, pourtant facilement accessible, soigneusement éditée, chez Universal. Les raisons données par le chef français ne convainquent pas vraiment : « La version de Zurich est plus rigoureuse et efficace ; l’histoire est racontée de manière plus simple, et les couleurs et le "parfum" de la partition sont plus concentrés ». Mais il s’agit sans doute aussi d’un choix imposé par le metteur en scène Simon Stone, mieux en phase avec une approche scénique qui paraît relativement lisse, comme si elle restait en surface d’un livret davantage exposé dans sa littéralité que véritablement investi émotionnellement.
Extraordinaire livret, au demeurant, rédigé par Martinů lui‑même, en anglais, à partir du roman Le Christ recrucificié de l’écrivain grec Nikos Kazantzakis. Un livret difficile à résumer, qui porte essentiellement sur l’identification progressive de certains personnages avec les rôles (le Christ, Pierre, Marie‑Madeleine, Judas...) qu’ils sont appelés à jouer dans une représentation traditionnelle de la passion du Christ, dans un petit village grec. Un processus qui les conduit à se dépasser, à transcender leur quotidien médiocre, jusqu’à devoir affronter réellement un destin similaire à celui des personnages des évangiles. L’élément déstabilisant est l’arrivée de nombreux réfugiés, en provenance d’un autre village, incendié par l’ennemi turc, ce qui met à l’épreuve les préceptes de charité, vite oubliés, d’une communauté relativement nantie. Une trame à la fois religieuse et violemment anticléricale, d’une force peu commune, pour peu qu’on parvienne à la mettre en scène avec sensibilité et doigté.
(© Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus)
Or Simon stone s’est un peu dispersé, alors même que le dispositif scénique initial paraît d’un dépouillement extrême : un Manège des Rochers dont le mur arrière est masqué par une paroi verticale claire, à l’exception de la galerie d’arcades supérieure, et un plancher du même matériau, tout aussi vide. De chaque côté, une petite porte basse seulement, les chœurs, en effectif très important, en fait deux chœurs, un de villageois, traité dans des couleurs neutres, et un de réfugiés, en tenues modernes au contraire très colorées, ne pouvant accéder en masse au dispositif qu’en passant par la salle. Somme toute, sur le plateau, il n’y a rien, mais ce vide est sans arrêt occupé en cours de route, par les chœurs qui vont et viennent (ce qui est bien, et même très efficace, au vu de l’effectif spectaculaire requis et de la largeur démesurée de la scène), mais aussi par un système compliqué de trappes et d’accessoires : apparitions, escamotages, cascade verticale, jets d’eau fluorescents, pluie festive de petits papiers, animaux vivants... Une machinerie virtuose, mais qui dilue un peu l’affaire, d’autant plus qu’elle a ses revers. Il faut toute une figuration pour faire disparaître à volonté ce qui encombre, dont le matériel de camping de fortune des réfugiés, qui ne peut passer par les portes et qu’il faut jeter par des trappes opportunément ouvertes. Et aussi une armada de femmes de ménage, pour évacuer les résidus de la pluie de petits papiers du début, voire les déjections d’âne et de chèvres qui ne manqueront pas de polluer le plateau immaculé, ce qui nécessite un système parfaitement rôdé de balais, pelles et serpillières. Heureusement, la direction d’acteurs est bien travaillée, et les chanteurs sont, comme c’est en général le cas dans La Passion grecque, totalement investis dans leur rôle (c’est bien le moins qu’on puisse attendre, vu les résonances humaines très fortes du sujet). Indiscutablement l’ensemble se tient, et ne dessert jamais une œuvre dont l’impact pourrait cependant se révéler bien plus percutant encore.
Et puis la musique de Martinů, même banalisée par le problème de version évoqué plus haut, est admirablement défendue, en particulier par des chœurs somptueux, mais aussi par des Wiener Philharmoniker qui restituent la partition avec une merveilleuse luminosité. Distribution compétente, où personne ne prend vraiment l’avantage, si ce n’est le Prêtre Fotis de Lukasz Golinski, plus percutant que son homologue le Prêtre Grigoris, le mauvais rôle, celui du pope hypocrite de service, incarné sans grande consistance par Gábor Bretz. Dommage que des accents anglais plus que divers perturbent la compréhension du texte. Certains, dont en particulier le Yannakos émouvant de Charles Workman, y gagnent de ce fait un relief particulier, du moins en comparaison avec l’articulation trop amortie des autres.
Belles images choc à la fin, avec au milieu du plateau une flaque de sang démesurée, autour du cadavre de Manolios, modeste berger investi dans son personnage christique au point de s’en retrouver finalement lynché par sa propre communauté, et ces réfugiés qui repartent, à la quête de lieux meilleurs, en chantant des hymnes dont la forte coloration byzantine émeut profondément. Tous les messages à délivrer sont correctement formulés. A chacun, de les méditer.
En tout cas Salzbourg a accompli là un vrai travail festivalier, au plus haut niveau, avec ses (trop ?) riches moyens. Ce qui reste assurément rentable en matière d’image, cette Passion grecque s’imposant sans conteste comme la meilleure production de cet été 2023.
Laurent Barthel
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