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Viardot incarnée à La Côte‑Saint‑André

Grenoble
La Côte-Saint-André (Château Louis XI)
08/23/2023 -  
Christoph Willibald Gluck : Orphée et Eurydice : Ouverture, « Qu’entends‑je ?... Amour, viens rendre à mon âme » & « Ballet des Ombres heureuses » (orchestration Hector Berlioz)
Gioacchino Rossini : Semiramide : Ouverture & « Bel raggio lusinghier »
Gaetano Donizetti : La Favorite : Ouverture & « L’ai‑je bien entendu ?... O mon Fernand... Venez cruels »
Hector Berlioz : Les Troyens : Entrées des Constructeurs, des Matelots, des Laboureurs & « Ah, ah, je vais mourir... Adieu fière cité »
Jules Massenet : Marie-Magdeleine : « O mes sœurs »
Charles Gounod : Sapho : « Où suis-je ?... O ma lyre immortelle »

Marina Viotti (mezzo-soprano)
Les Talens lyriques, Christophe Rousset (direction)


M. Viotti, C. Rousset (© Bruno Moussier)


C’est dans des conditions particulières que s’est déroulé le concert du 25 août au Festival Berlioz. Après la vague de chaleur violente qui a vu Les Troyens se jouer sous une température digne de Carthage, qui a perduré jusqu’au jeudi, où Marina Viotti a répété par 42 degrés, les orages sont arrivés, faisant chuter les températures et apportant tonnerre et averses pendant le récital en hommage à Pauline Viardot. Pas de quoi déstabiliser nos interprètes, même s’il conviendra d’être indulgent pour un orchestre comme Les Talens lyriques, utilisant des instruments anciens, ceux‑ci étant plus encore que les autres sensibles à l’hygrométrie et aux variations de température (surtout les fragiles et délicieux cors naturels).


Rappelons que Christophe Rousset, qui vient de fêter le trentième anniversaire de sa formation, est à l’origine du projet de disque réalisé chez Aparté il y a un an avec Marina Viotti, en hommage à Pauline Viardot, grande personnalité du monde des arts de la fin du XIXe siècle, égérie de Saint‑Saëns, Berlioz et Meyerbeer. La mezzo franco‑suisse a elle aussi une personnalité artistique affirmée, et elle a suivi Rousset dans l’optique d’une présentation des grands airs du répertoire de Viardot marquée par une certaine fraîcheur d’interprétation, ceux‑ci étant assez neufs tant pour la chanteuse que pour l’orchestre, qui est habitué à un répertoire plus ancien (l’objectif de Rousset est d’éclairer ce qui relie ce répertoire plus romantique à ses sources, notamment rossiniennes). C’est d’ailleurs pourquoi le programme du récital isérois s’est débarrassé des airs de Rachel de La Juive de Halévy et de la Dalila de Saint‑Saëns, les plus éloignés de la vocalité de la chanteuse, intéressants à tenter au disque mais plus risqués au concert, d’autant que les difficultés vocales et les différences de tessiture des airs choisis constituent en soi un défi suffisant. Le Roméo de Bellini passe à la trappe aussi, comme la Rosina de Rossini.


Passer du confort du studio à la salle de concert n’est pas particulièrement aisé. Dernièrement, l’équipe réunie autour de François‑Xavier Roth y a réussi, enregistrant Pelléas et Mélisande chez Harmonia Mundi (voir ici) dans la foulée d’un streaming en avril 2021, depuis Lille sans public, puis présentant la production avec succès en public en janvier-février 2023.


Le cocon du studio permet un mixage que le concert n’autorise pas, et les conditions inhérentes au concert du festival ne sont pas non plus anodines : pour des raisons liées à l’enregistrement pour diffusion le 28 août sur Radio Classique, la mezzo est rivée à son pupitre sous les micros, et quelque peu intégrée à l’orchestre, ce qui a tendance à minorer légèrement sa projection, ce que l’on remarque lors des bis, où, affranchie de cette position, elle déambule sur la scène de sorte que sa voix s’en trouve plus libre. Mais force est de constater que malgré la difficulté inhérente à ces conditions de ce concert, l’orchestre comme la chanteuse, après un début assez prudent, prennent la mesure de l’acoustique du chapiteau dressé dans la cour du château Louis XI, et quoiqu’accompagnés par le bruit de la pluie et quelques coups de tonnerre, réussissent à séduire le public.


L’ouverture de l’Orphée de Gluck permet immédiatement de goûter la délicatesse des cordes de l’orchestre des Talens lyriques, et de constater que le fondu orchestral est supérieur à ce que l’on perçoit au disque, hormis une prépondérance des trompettes naturelles sur le reste des pupitres. Marina Viotti, dans une robe rose près du corps, s’attaque d’emblée à une aria fulminante, qui demande de grandes ressources de souplesse comme d’éclat : « Amour, viens rendre à mon âme » d’Orphée et Eurydice, révisé par Berlioz. Comme dans le disque, elle y brille plus dans l’expression élégiaque que dans celle de la fureur, « objet de mon amour » se parant de couleurs délicates qui infusent une émotion immédiate. Si les ribambelles de vocalises sont aisées et sûres, l’incarnation de la part furieuse d’Orphée manque encore lors de ce tour de chauffe. Le « Ballet des Ombres heureuses » qui suit permet de goûter le legato souple et aérien qu’infuse Rousset à sa phalange, la légèreté de touche des violons laissant émerger les violoncelles en surimpression.


Tout change avec Rossini : dans l’ouverture de Sémiramis, les ostinati des cordes, les accelerandi, l’éclat des cymbales et les tutti des cuivres montrent que l’orchestre se mue en un tout organique éruptif, les trompettes naturelles se fondant mieux à l’ensemble, offrant des crescendi époustouflants : quand les cors naturels et les trombones sonnent la charge finale, on voudrait entendre l’œuvre entière ! On se contentera de l’aria « «Bel raggio lusinghier », où Marina Viotti ajoute à sa palette des regards expressifs qui lui permettent de mieux incarner la reine assyrienne. Pour le reste, elle sait exprimer par des moyens vocaux, s’accordant à la flûte et à la clarinette, le soulagement de la reine qui retrouve son fils, « gemé... tremó... langui ». Puis l’enthousiasme prévaut sur la fin de l’aria, « gioia e amor » variés en reprise, jusqu’à un aigu plein de ferveur.


Dans l’Ouverture de La Favorite, l’orchestre poursuit sur sa lancée, peignant une atmosphère sombre et aride issue du grave des violons et violoncelles, les crescendi ne pouvant ensuite nier leur parenté rossinienne. Le concert permet d’observer la concentration des musiciens et leur réactivité par rapport aux actions des autres pupitres, démonstration vivante d’une communauté d’action et de respiration. Pour l’aria « O mon Fernand », l’œil de Viotti se fait plus noir, elle exprime le trouble et la crainte de Léonor par un jeu d’ombres et de lumière timbriques savamment dosées, mais ourlé par un legato d’école qui évite tout dérapage dans l’excès. Sa diction limpide et la longueur de son souffle permettent un phrasé détendu, coloré, qui rend émouvante la supplique de Léonor (« Fais-moi mourir »). La cabalette, explosive, donne le ton : l’orchestre et la mezzo donnent cette fois toute la mesure de ces pages, Viotti incarnant une favorite transie d’une fureur stylisée, (« Mon arrêt descend du ciel ! » fulminant), le grave parfaitement intégré à la ligne (« cruels, venez »), les reprises ornées offrant une gradation impressionnante à l’ire d’un personnage rugissant, l’éclat martial des tutti de cuivres répondant à la fierté de la femme outragée.


Après l’entracte, on prend plaisir à observer les ondulations des épaules du chef, accompagnant physiquement les rythmes chaloupés de son orchestre dans l’Entrée des Constructeurs, des Matelots, des Laboureurs des Troyens, qui était absente du disque, et introduit finement l’air de Didon, par la grâce de la rondeur du basson, de la finesse du hautbois et de la délicatesse des violons sur boyaux. Le regard de Marina Viotti en dit long sur la détermination surhumaine du personnage au moment où elle accepte son issue fatale. Le récitatif est aussi touchant qu’au disque, les colorations de la voix exprimant la palette d’émotions vécues par la reine de Lybie, trahie mais résolue à assumer son destin. Les couleurs vocales ici atteignent un fini splendide, une qualité picturale exceptionnelle (le caractère éperdu de « m’accueillis », la détresse d’« esclave »). La diction de la mezzo est vraiment extraordinaire, toute de retenue et de clarté, le sentiment exprimé venant d’une lumière intérieure qui jaillit des reflets irisés et variés d’un instrument qui joue ici comme une pierre précieuse présente ses facettes changeantes à la lumière du soir. L’émotion qui en surgit doit tout à la sobriété de l’interprète et à la pudeur rare qui émane de son chant, quand elle omet même l’esquisse d’un « e » muet à la fin de « ma carrière est finie », comme pour faire ressentir le glissement irrépressible de Didon vers l’au‑delà. Son regard de désolation à la fin de l’aria dit tout de la situation. Espérons qu’elle pourra un jour incarner ce personnage sur scène, tant elle excelle à lui donner une existence palpable.


Pour finir le récital, Rousset et Viotti ont placé deux airs qui étaient très touchants et mieux que réussis dans le disque. D’abord la longue scène de la rarissime Marie‑Magdeleine de Massenet, où la chanteuse exprime immédiatement une fraternelle chaleur sur « O mes sœurs ». Dans un français aussi châtié qu’expressif, elle fait une démonstration d’éloquence. « Avez‑vous entendu Sa parole » rayonne d’une intense et calme joie, qu’entoure l’accompagnement mesuré et doux de l’orchestre. Les variations coloristiques sur les répétitions de « la douceur » sont d’une pertinence et d’une finesse magistrales, et le tapis des cordes offre un doux réceptacle à ce discours aux épanchements sans pathos, qui traduit la ferveur calme et sûre de la foi religieuse. L’alternance des fortissimi sur les « Ah » et les reprises de variations sur « la douceur » pourraient servir de pendant vocal aux extases des saintes, et la légèreté de « comme moi » atteint au sublime.


Enfin, c’est avec la déploration de la Sapho de Gounod que se clôt le récital. Le recueillement, préparé par un solo de flûte (excellent Jocelyn Daubigney, qui impressionne pendant tout le concert), fait affleurer l’émotion dès « Où suis‑je », chargé d’une délicatesse de sentiment prenante. La douleur retenue d’« il ne me reste plus que la nuit éternelle », l’évanescence de « de douleur épuisée », presque caressé d’un fil de voix, mènent à l’attaque veloutée de l’aria « O ma lyre immortelle » où le legato amoureusement sculpté par la diction aboutit à un miroitement fascinant. L’acceptation de sa fin par le personnage est exprimé par le contrôle parfait de l’émission de la mezzo, le grave exprimant à plein le « gouffre amer », jusqu’au climax d’un « Ouvre‑toi » phénoménal, qui clôt le concert dans une magnifique progression dramatique.


Ainsi Viotti a‑t‑elle réussi son pari : donner un relief inusité à des airs consacrés, par la grâce d’une intensité d’incarnation fondée sur le lien entre le mot et le son, le raffinement interprétatif ancré dans l’émotion que le personnage exprime par les notes autant que par les intentions nées des situations dramatiques. Un coup de maître, puisqu’elle ne les a pas chantées sur scène.


Les artistes, rassérénés par les bravi du public décident, dans un regard échangé, d’offrir un bis : l’air de la Rosina du Barbier de Séville de Rossini permet alors à Marina Viotti de sortir du carcan de son placement. Elle prend possession de la scène, jouant de tout son corps et surtout des expressions mutines de son visage pour incarner une pupille qui ne s’en laisse pas conter. La gourmandise des « r » roulés, l’éclat de l’aigu (« Lindoro mio sara »), l’accent légèrement traînant d’« obbendiente » cisèlent l’ironie du personnage, et l’interprète se déchaine, danse sur « faro giocar », rajuste son décolleté sur « io sono docile ». Après moult variations dans le grave et dans l’aigu, un long et retentissant aigu final emporte l’enthousiasme du public, qui avec une ovation debout obtient un second bis.


Marina Viotti chante alors le célébrissime air d’Orphée « J’ai perdu mon Eurydice ». Ici encore, quelle leçon : elle use d’une diction délicate, sans rien qui pèse, et d’allégements, jusqu’au piano pour « mortel silence », puis use de rinforzandi et diminuendi, toute la palette expressive de la grammaire belcantiste, avec une inattendue variation dans l’aigu (« déchire mon cœur »), puis une reprise plus légère encore, sur des pointes, l’émotion à fleur de lèvres, jusqu’au crescendo final de « ma douleur » amèrement répété sur un linceul de cordes compatissantes.


Quelle maturité pour une artiste encore jeune, qui sous l’égide d’un maître reconnu a su donner un éclairage personnel à des airs rebattus, jusqu’à en tirer la substantifique moelle, et à l’offrir en salle à un public !


Le site du Festival Berlioz
Le site de Marina Viotti
Le site des Talens lyriques



Philippe Manoli

 

 

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