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Falstaff décalé Salzburg Grosses Festspielhaus 08/12/2023 - et 16, 20, 23*, 25, 30 août 2023 Giuseppe Verdi : Falstaff Gerald Finley (Sir John Falstaff), Simon Keenlyside (Ford), Bogdan Volkov (Fenton), Thomas Ebenstein (Dott. Cajus), Michael Colvin (Bardolfo), Jens Larsen (Pistola), Elena Stikhina (Mrs Alice Ford), Giulia Semenzato (Nannetta), Tanja Ariane Baumgartner (Mrs Quickly), Cecilia Molinari (Mrs Meg Page), Marc Bodnar (Orson W.), Liliana Benini (Robinia), Joaquín Abella (First Assistant Director)
Angelika Prokopp Sommerakademie der Wiener Philharmoniker, Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, Huw Rhys James (chef de chœur), Wiener Philharmoniker, Ingo Metzmacher (direction musicale)
Christoph Marthaler, Joachim Rathke (mise en scène), Anna Viebrock (décors, costumes), Sebastian Alphons (lumières)
(© Salzburger Festspiele/Ruth Walt)
Pourquoi se déranger jusqu’à Salzbourg pour aller voir un opéra mis en scène par Christoph Marthaler ? Première raison possible, eh oui : parce qu’on aime ça ! Il existe de véritables et fidèles admirateurs du metteur en scène suisse, sensibles à son humour particulier, décapant, urticant, répétitif, absurde, voire à sa façon inimitable de déconstruire tout ce qu’on lui met entre les mains, pour y bidouiller des engrenages bizarres et des enchaînements incongrus. Un monde dont, personnellement, j’essaye maintenant depuis des décennies d’apprécier les finalités et l’originalité, mais sans jamais réussir à y adhérer de bout en bout. Parce que, décidément, tout cela reste trop moche (ah, les emballages d’Anna Viebrock, dont la laideur même est une signature !), trop systématiquement insolent, voire, osons l’écrire, trop subtilement idiot.
De l’humour stupide, il y en a même dans ce Falstaff salzbourgeois, accommodé à la sauce hollywoodienne. Et on aurait d’ailleurs été déçu qu’il n’y en ait pas. Marthaler ne se déplace jamais sans quelques membres de sa clique, comédiens, danseurs, performeurs... complices fidèles à sa cause. Ce soir ce sont l’actrice italienne Liliana Benini et le danseur/chorégraphe espagnol Joaquín Abella qui se dévouent avec abnégation, pour de longues séances de comique de répétition où on patauge dans les rouleaux de pellicule en pelote, on s’emmêle sans fin dans des câbles électriques inextricables et on plonge dans tous les styles possibles dans une piscine sans eau. Combien de fois ? On n’a surtout pas essayé de compter. Et il est vrai que parfois, c’est vraiment drôle. Comme ce finale de l’acte II, de plus en plus déjanté, atmosphère débridée de studio de cinéma où tout se dérègle et déraille, jusqu’à en devenir complètement chaotique.
Et l’humour de Falstaff, là‑dedans ? Là on vous parle du vrai, le comique substantiel de Verdi, d’Arrigo Boito, voire de Shakespeare. Eh bien, il n’existe plus, et c’est le vrai problème. Ce soir, on rit partout où la grosse farce marthalérienne l’impose, mais jamais aux endroits où ces génies‑là ont pourtant tout prémédité pour nous mettre en joie, à la virgule et à la note près. D’où, au rideau final, l’indignation audible de la salle. Certes pas le public de la première, qui a réservé à l’équipe de Marthaler une bruyante bronca lors des saluts, (une de plus après tant d’autres !), mais, même ce soir, les hurlements et cris divers fusent, dans diverses langues, dont « Scandaleux ! », « Povero Verdi ! » ou encore « Vergogna ! ».
Et là, on en vient à la seconde raison pour laquelle on peut aller voir un spectacle de l’équipe Marthaler à Salzbourg. Parce qu’on n’en connaît pas du tout, ou pas bien, le style spécifique. Parce qu’on est naïvement venu pour voir un opéra, en l’occurrence le vrai Falstaff de Verdi et Boito, et qu’on s’est fait piéger. Et quand le prix du billet peut monter jusqu’à 465 euros, c’est très douloureux.
Ne pouvant pas complètement démantibuler la musique de Falstaff, au point de transformer l’ouvrage en une sorte de sculpture de Tinguely sans queue ni tête, où on ne peut plus identifier que des morceaux épars (un sort réservé en général à des ouvrages plus fragiles : La Grande‑Duchesse de Gérolstein, Giuditta, Der Freischütz... les marthalériens gardent des souvenirs émus de tous ces bricolages subversifs), la production reste au moins fidèle, à deux ou trois incises près, à la partition (on est quand même à Salzbourg !). En revanche, du livret, il ne reste plus grand‑chose. S’y substitue une mise en abîme cinématographique, où il est surtout question de références autour de la présence continue d’Orson Welles : le film Falstaff/Chimes at Midnight (1965), medley shakespearien avec Welles dans le rôle‑titre, mais aussi la curieuse mise en boîte cinématographique The Other Side of the Wind (1970‑1976). Or, confondre une soirée d’opéra avec un séminaire pour cinéphiles aguerris, reste, fondamentalement, une erreur. Difficile de comprendre quoi que ce soit à une action nébuleuse où il y a en permanence deux Falstaff sur le plateau, un Orson Welles réalisateur/acteur ventripotent (le comédien Marc Bodnar), et un chanteur tout à fait svelte dont se demande en fait un peu ce qu’il fait là, le pire destin qui lui paraît réservé étant qu’on cherche obstinément à l’affubler d’un faux ventre postiche qu’il refuse de porter. Autour de ces deux‑là, on s’affaire beaucoup, atmosphère confuse de studio de cinéma, caméras, coulisses mobiles, maquilleuses, techniciens... où il devient impossible de saisir qui filme qui, et pourquoi. Assez vite on décroche, et on se résigne à tirer parti de ce qui reste à sauver : la musique !
(© Salzburger Festspiele/Ruth Walz)
Hélas, là encore, les frustrations sont au rendez‑vous. D’abord parce que le décor en trois parties d’Anna Viebrock, salle de projection à gauche, bungalow hollywoodien avec piscine à droite et plateau de cinéma au milieu, disperse trop les chanteurs. Impossible de coordonner correctement des ensembles vocaux dont les groupes sont parfois séparés par plusieurs dizaines de mètres, et même, souvent, impossible d’entendre correctement des voix qui paraissent étouffées, comme happées par la scène. Il faut tendre l’oreille, alors même que le chef paraît faire de continuels efforts pour atténuer l’orchestre, pour apprécier toutes les subtilités d’une équipe pourtant valeureuse. Car le cast est luxueux, et en d’autre circonstances il tiendrait probablement ses promesses. Certes les graves de Tanja Ariane Baumgartner sont un peu ténus pour la vis comica de Mrs Quickly, et on n’est pas certain que Gérald Finley ait tout à fait l’envergure hénaurme d’un vrai Falstaff, mais que de raffinement et d’humanité chez ces deux‑là, même en filigrane ! Et il y a aussi le Fenton idéal de Bogdan Volkov (pas gâté par la mise en scène, qui le transforme en un empoté insignifiant), la délicieuse Nannetta de Giulia Semenzato, l’Alice Ford parfaitement adéquate d’Elena Stikhina, le Ford très engagé de Simon Keenlyside, qui jette toute son énergie dans la bataille. Et aussi des seconds plans tous parfaits, qui jouent le jeu de la pochade marthalérienne avec toute la truculence possible (le Dr Caïus et Bardolfo profitent même de leur mariage imprévu... pour faire leur coming out !). Mais tout cela reste loin, dispersé, et difficile à écouter clairement, même depuis la treizième rangée du parterre.
Impression bizarre même du côté de Wiener Philharmoniker suprêmement raffinés, déliés, aériens, sous la direction analytique d’Ingo Metzmacher. Les musiciens, dans la fosse très étalée en largeur du Grosses Festspielhaus, sont en fait les seuls protagonistes de la soirée qu’on puisse continuellement bien entendre, avec une succession grisante de détails, voire quelques effets de masse bienvenus aux moments stratégiques. Tout cela d’un luxe merveilleux, mais comme déconnecté du plateau.
Laurent Barthel
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