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Bouleversant Toulouse Théâtre du Capitole 05/23/2023 - et 26, 28, 30* mai 2023 Benjamin Britten : The Rape of Lucretia, opus 37 Agnieszka Rehlis (Lucretia), Duncan Rock (Tarquinius), Dominic Barberin (Collatinus), Philippe-Nicolas Martin (Junius), Juliette Mars (Bianca), Céline Laborie (Lucia), Cyrille Dubois (Male Chorus), Marie‑Laure Garnier (Female Chorus)
Orchestre national du Capitole de Toulouse, Marius Stieghorst (direction musicale)
Anne Delbée (mise en scène), Emilie Delbée (collaboration artistique), Hernan Penuela (décors), Mine Vergez (costumes), Jacopo Pantani (lumières)
(© Mirco Magliocca)
Quelque peu occulté par les populaires Peter Grimes (1945), Billy Budd (1951), Le Tour d’écrou (1954) ou encore Un songe d’une nuit d’été (1960), Le Viol de Lucrèce, créé au Festival de Glyndebourne en 1946 avec rien moins que Peter Pears et Kathleen Ferrier, se classe pourtant bel et bien parmi ces chefs‑d’œuvre discrets dont on ne fera jamais assez la louange. Les proportions chambristes (douze musiciens), la musicalité sinueuse et la concision dramatique cristallisent, en un sens, les plus subtiles intentions de cet objet lyrique pour le moins singulier.
Connaisseur éminent du répertoire contemporain, le chef allemand Marius Stieghorst (par ailleurs directeur musical de l’Orchestre symphonique d’Orléans depuis 2014) excelle à restituer chaque détail de la partition, insufflant aux douze excellents musiciens de l’Orchestre du Capitole une énergie de tous les instants et une tension toute spéciale autour des personnages de Tarquin et Lucrèce qui atteint rapidement son comble.
Totalement habités, les chanteurs font preuve, eux aussi, d’un engagement constant et total. A commencer par la mezzo polonaise Agnieszka Rehlis, dont les postures altières et le timbre sombre, rendent pleinement justice au profil de l’héroïne bafouée. Son incarnation complexe, à la fois tendue, sensuelle et hypnotique, révèle une excellente actrice. De son côté, avec sa musculature saillante et parfaitement mis en valeur par son costume « ouvert », le baryton britannique Duncan Rock compose un prince étrusque (Tarquin) consumé par un irrépressible désir de possession. Sa voix coulée dans le bronze lui permet sans peine de camper un prédateur viril, au charisme foudroyant. Domenic Barberi fait preuve d’une magnifique dignité en Collatinus, tandis que le baryton français Philippe‑Nicolas Martin campe un Junius idéalement énergique. Enfin, les deux Servantes Bianca et Lucia (Juliette Mars et Céline Laborie) se complètent à la perfection, avec leurs timbres différenciés.
Restent les deux voix‑témoins, véritable duo de choc de la soirée : le ténor normand Cyrille Dubois et la soprano française Marie‑Laure Garnier. Presque à l’unisson, malgré leurs imprécations distinctes et bien que le jeu bondissant du premier s’oppose au statisme de la seconde, ils touchent à la perfection expressive en venant à bout de l’évocation finale d’une possible rédemption.
C’est justement sur ce final très « chrétien » que la réalisatrice Anne Delbée fait reposer tout son travail de mise en scène. Conçu par Hernan Penuela, la scénographie laisse d’abord entrevoir une grande table dressée pour treize couverts, comme pour la Cène, tandis que le Chœur masculin brandit une coupe de vin, symbole du sang christique. Des voilages occupent le fond de la scène en formant une croix, et c’est en levant un des voiles vers les cintres que, plus tard, une réplique du fameux Saint‑Suaire de Turin se dévoilera sous nos yeux. L’immense tête d’une statue de quelque dieu de l’Antiquité est également couchée en arrière‑plan, symbole de la future décadence et chute de l’Empire romain – qui n’interviendra cependant que dix siècles plus tard...
Pour Anne Delbée, le viol de l’héroïne n’a rien de « prosaïque » et constitue une autre image de la Passion, que l’on pourra trouver anachronique pour cette histoire se passant six siècles avant la naissance du Sauveur, mais qui colle au livret d’inspiration très chrétienne d’André Obey. Avec l’assistance de Mine Vergez aux costumes et Jacopo Pantani aux lumières, la fable prend un caractère intemporel et l’émotion étreint maintes fois le public à la gorge.
Emmanuel Andrieu
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