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Un air de folie a soufflé sur la Scala Milano Teatro alla Scala 04/13/2023 - et 16, 20, 23*, 26, 29 avril, 2, 5 mai 2023 Gaetano Donizetti : Lucia di Lammermoor Boris Pinkhasovich (Enrico), Lisette Oropesa (Lucia), Juan Diego Flórez (Edgardo), Leonardo Cortellazzi (Arturo), Michele Pertusi/Carlo Lepore* (Raimondo), Valentina Pluzhnikova (Alisa), Giorgio Misseri (Normanno)
Coro del Teatro alla Scala, Alberto Malazzi (préparation), Orchestra del Teatro alla Scala, Riccardo Chailly (direction musicale)
Yannis Kokkos (mise en scène, décors, costumes), Anne Blancard (assistante du metteur en scène, dramaturgie), Vincio Cheli (lumières), Eric Duranteau (vidéo)
(© Brescia e Amisano/Teatro alla Scala)
Cette nouvelle production de Lucia di Lammermoor aurait dû ouvrir la saison 2020‑2021 de la Scala, mais à l’instar de bien d’autres spectacles elle a dû être reportée en raison de la pandémie. Aussi paradoxal que cela puisse paraître pour un ouvrage belcantiste, où les voix priment, ce sont la splendide exécution musicale de l’Orchestre de la Scala et la direction inspirée de Riccardo Chailly qu’il convient de saluer en premier lieu. On le sait, le maestro n’est pas un familier de Donizetti : à Milan, il a uniquement dirigé Don Pasquale – c’était en 2018 – et Lucia di Lammermoor est sa toute première incursion dans la partition certainement la plus célèbre du compositeur. On est impressionné par la concentration et l’attention du chef, qui couve du regard aussi bien les musiciens que les chanteurs pendant toute la durée de la représentation. L’interprétation musicale rend aussi justice aux moindres détails orchestraux, qu’on a l’impression, en tout cas pour certains, d’entendre ici pour la première fois. Globalement, Riccardo Chailly offre une vision sombre et ténébreuse du chef‑d’œuvre de Donizetti, une vision parfois même oppressante, presque funèbre : dès les premières notes, on perçoit clairement la fatalité, la marche du destin qui aboutira à la tragédie finale. Si, dans ses premières interventions (« Quando rapito in estasi »), Lucia est accompagnée par la harpe, c’est l’harmonica de verre qui officie pendant l’air de la folie, avec ses sons métalliques et désincarnés, figurant à merveille les hallucinations de l’héroïne. Du tout grand art.
Mais Lucia di Lammermoor ne saurait se concevoir sans une interprète de tout premier plan dans le rôle‑titre. Pour cette nouvelle production, la Scala a eu la main heureuse avec Lisette Oropesa, qui ajoute son nom en lettres d’or à une longue liste de cantatrices ayant fait les beaux soirs du théâtre (Maria Callas, Joan Sutherland, Renata Scotto, Anna Moffo, Beverly Sills, Luciana Serra, Edita Gruberova, June Anderson ou encore Mariella Devia, pour ne citer que les plus célèbres). La jeune soprano américano-cubaine est une belcantiste accomplie : longueur de souffle hallucinante, sens des nuances, pianissimi éthérés, extrêmes aigus lumineux, art des variations et des ornementations et surtout vocalises parfaitement ciselées, la performance vocale est véritablement impressionnante. Et parfaitement maîtrisée, au point qu’on en vient presque à regretter que l’extrême fragilité du personnage ne se traduise pas par quelque incertitude vocale, qui aurait ajouté un supplément d’âme et d’émotion à une démonstration brillantissime s’il en est. Une longue ovation pleinement méritée a couronné un air de la folie grandiose.
Comme à son habitude, Juan Diego Flórez a offert un chant raffiné et élégant, Edgardo au phrasé impeccable et à l’émission limpide, même si la voix a eu parfois de la peine à franchir le mur de l’orchestre. La partition ayant été jouée dans son intégralité, sur la base d’une nouvelle édition critique datant de 2009, elle a permis au public d’entendre des interventions d’Enrico et de Raimondo qui sont le plus souvent supprimées, au point de faire de ce dernier un personnage tout à fait secondaire. Et fort heureusement, les deux rôles ont été très bien tenus : Enrico par Boris Pinkhasovich, aux accents véhéments et au superbe legato – un nom à retenir – et Raimondo par Carlo Lepore, à l’émission sonore et profonde. On mentionnera aussi la servante convaincante et bien chantante de Valentina Pluzhnikova. Signe de la splendide distribution réunie par la Scala, le célèbre sextuor de la scène du mariage (« Chi mi frena in tal momento ») a été très longuement applaudi. Et comme toujours dans le répertoire italien, le Chœur de la Scala a livré une remarquable prestation.
Yannis Kokkos, responsable à la fois de la mise en scène, des décors et des costumes, a signé une production de facture traditionnelle, au sens noble du terme, un spectacle parfaitement lisible et compréhensible. S’il a laissé le plus souvent les chanteurs et les choristes dans des poses conventionnelles, il a en revanche particulièrement soigné la scénographie. Au début du spectacle, on voit apparaître, au milieu d’un bois aux couleurs crépusculaires, des chasseurs entourés de statues de chiens et même d’un cerf géant. Pour la deuxième scène, Lucia retrouve Edgardo à côté d’une immense statue de femme couchée et voilée. La scène du mariage se déroule dans un salon aux teintes sombres, avec au centre la statue du cerf et un grand escalier au sommet duquel apparaît Lucia pendant l'air de la folie, sa robe de mariée maculée de sang. Le dernier acte a lieu dans une forêt aux arbres squelettiques, avec cette fois une statue de la mort portant une faucille et celle d’un moine tenant une urne funéraire à la main. Des décors sombres et ténébreux parfaitement au diapason de la direction musicale.
Claudio Poloni
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