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Poppea à la conquête du pouvoir

Strasbourg
Opéra national du Rhin
03/24/2023 -  et 26, 28, 30* mars (Strasbourg), 16, 18 (Mulhouse), 30 (Colmar) avril 2023
Claudio Monteverdi : L’incoronazione di Poppea
Giulia Semenzato (Poppea), Kangmin Justin Kim (Nerone), Katarina Bradic (Ottavia), Carlo Vistoli (Ottone), Nahuel di Pierro (Seneca), Emiliano Gonzalez Toro (Arnalta), Lauranne Oliva (Drusilla), Rachel Redmond (Fortuna), Julie Roset (Amore), Marielou Jacquard (Virtù), Rupert Charlesworth (Lucano), Kacper Szelązek (Valletto), Patrick Kilbride (Premier Sbire), Antonin Rondepierre (Deuxième Sbire), Renaud Brès (Troisième Sbire)
Ensemble Pygmalion, Raphaël Pichon (direction)
Evgeny Titov (mise en scène), Gideon Davey (décors), Emma Ryott (costumes), Sebastian Alphons (lumières)


(© Klara Beck)


Poppea est une professionnelle du sexe, mais pratiquant manifestement des tarifs haut de gamme. Elle use de ses charmes dans un établissement luxueux, avec son nom inscrit à l’extérieur en lettres lumineuses. Ici règne Arnalta, mère maquerelle non moins ambitieuse que sa protégée, en dépit des préceptes faussement modestes qu’elle lui prodigue continuellement. Hôte privilégié de l’endroit, Nerone s’y rend sur une moto au moteur capricieux, que ses sbires s’affairent à réparer à l’extérieur, pendant que leur employeur consomme à l’intérieur, dans une atmosphère mi‑lupanar, mi‑lieu de spectacle (balcon, velours rouge, fauteuils... le clin d’œil à la salle même de l’Opéra du Rhin est patent). Un décor entièrement inscrit dans un cylindre tournant, opulent et kitsch dedans, rude et métallique dehors, silo industriel brut autour duquel s’enroule un escalier. Sur ces marches évoluent les divinités du Prologue, et en dessous on retrouve les misérables pénates du philosophe Seneca, complètement clochardisé, ou du moins, pour rester dans les références antiques, diogénisé.


A l’intérieur du cylindre, on fornique, en tenue légère et parfois de façon franchement explicite, à l’extérieur on complote et on assassine. Voilà l’essentiel des données de la mise en scène particulièrement brillante d’Evgeny Titov, en étroite collaboration avec l’excellent décorateur Gideon Davey, qui n’en est de loin plus à sa première réactualisation virtuose d’opéras baroques (notamment au Festival Haendel de Karlsruhe : Semele façon Monica Lewinsky dans le bureau ovale, ou Hercules remonté comme un film à suspense d’Alfred Hitchcock ou Billy Wilder, c’était déjà lui). D’origine kazakhe, formé à Saint‑Pétersbourg, et jusqu’ici remarqué surtout au théâtre, Evgeny Titov vient quant à lui de débuter à l’opéra, mais ses premiers pas sont plus que prometteurs : une mise en scène au cordeau, puissante, affûtée, où chaque geste est calculé. Certes un travail qui n’hésite pas à donner dans le vulgaire et le trash, mais toujours en accord avec le livret, qui n’est jamais trahi, voire dont les doubles‑fonds se retrouvent explicitement révélés. A l’instar du duo d’amour final, sur l’escalier, « Pur ti miro, pur ti godo », alors qu’en dessous tous les autres personnages agonisent, égorgés, pendus, suicidés, victimes des intrigues d’une Poppea qui peut enfin convoler, mais avec beaucoup de sang sur les mains (en l’occurrence au propre et au figuré).


Beaucoup d’humour aussi, le metteur en scène s’acharnant en particulier sur la pauvre Ottavia, d’abord alcoolique mondaine caricaturalement chic, inséparable de son sac à main de luxe, puis complètement déjantée, préparant sa vengeance à coups convulsifs de scie sauteuse. Les seconds couteaux de Nerone sont encore plus jubilatoirement méchants que les malfrats d’un film de Scorsese, et l’échange de tenues entre Drusilla et Ottone, talons aiguille et porte‑jarretelles, vaut son pesant d’ambiguïté. Désopilants numéros sentencieux aussi pour Arnalta : là on se croirait dans d’excellentes séquences d’Almodóvar. Bref, c’est drôle au possible, habilement référencé, tout en collant diaboliquement bien avec le sujet. Après tout, on n’a pas attendu notre époque présumée décadente pour s’adonner à toutes sortes de turpitudes, réjouissantes ou cruelles. Les dérèglements de l’époque de Monteverdi et Busenello devaient bien valoir les nôtres à beaucoup d’égards, sans même parler, évidemment, de ceux de la Rome impériale de Néron !


Dans Monteverdi, et particulièrement dans Le Couronnement de Poppée, dont il nous reste deux copies manuscrites relativement sommaires mais surtout en partie différentes, le maître d’œuvre musical doit procéder à de nombreux choix subjectifs. Ici ceux de Raphaël Pichon paraissent pertinents, même s’y on ne s’y retrouve pas facilement. Des personnages secondaires manquent, d’autres ne chantent pas toujours les musiques qui leur sont a priori destinées, mais dans l’ensemble cette dramaturgie musicale fonctionne, grâce aussi à un ensemble d’une petite vingtaine de musiciens aux timbres bien diversifiés. Les phrasés sont expressifs et sensibles, avec un appréciable sens de la ligne, qui enveloppe les voix et les incite perpétuellement à aller plus loin dans l’avancée. Là non plus, comme sur le plateau, on ne s’ennuie jamais.


Distribution vocale adéquate, à défaut de grandes voix. Manifestement le casting s’est beaucoup préoccupé de sélectionner des apparences physiques compatibles avec la verdeur du projet scénique. D’où des voix parfois elles aussi un peu... vertes ! Surtout les trois falsettistes, qui ont tous des émissions hétérogènes et quelques vrais problèmes techniques, mais on leur pardonne beaucoup, parce qu’ils ont d’autres qualités. Le contre‑ténor américain Kangmin Justin Kim est à la peine dans l’aigu mais assume à la perfection le look fashion d’un Nerone juvénile et jouisseur, chevelure blanche peroxydée et blouson scintillant. Carlo Vistoli chante un Ottone vocalement plutôt anarchique mais sa dégaine de Conchita Wurst en dessous sexy mérite le détour, de même que la réjouissante composition clownesque de Kacper Szelązek dans le rôle du Page/Valet. Toujours dans les tessitures élevées mais côté dames, le chant est nettement plus beau, même si l’Ottavia de Katarina Bradic manque un peu d’expressivité et de couleurs. Giulia Semenzato prête à Poppea son très joli soprano et un physique non moins avenant, Lauranne Oliva est une accorte Drusilla, et les trois grâces du Prologue, Fortuna, Virtù et Amore, de surcroît tout à fait flattées par les costumes très réussis d’Emma Ryott, ont des voix délicieuses. A l’autre extrême, Nahuel di Pierro, méconnaissable sous sa perruque hirsute, peine à donner de l’épaisseur à une émission qui ne percute vraiment que quand elle descend dans l’extrême grave du rôle de Seneca. Mais à ces moments‑là le rôle redevient tout à fait impressionnant. Excellents comparses aussi, dont l’inquiétant Lucano sadique de Rupert Charlesworth. Et puis bien sûr, gardé par pur plaisir pour la fin, le toujours impayable Emiliano Gonzalez Toro en Arnalta.


Donc une formidable soirée de théâtre, qui assume crânement ses trois heures de durée sans aucun temps mort, mais où la musique de Monteverdi se trouve elle aussi plutôt bien servie.



Laurent Barthel

 

 

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