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Seulement un rêve ?

Madrid
Teatro Real
03/13/2023 -  et 15, 17, 19, 27, 29, 30 mars 2023
Dimitri Chostakovitch : Le Nez, opus 15
Martin Winkler (Platon Kouzmitch Kovaliov), Alexander Tegila (Ivan Yakovlévitch, L’employé du journal, Le docteur), Ania Jeruc (Praskovia Ossipovna, Une vendeuse), Andrei Popov (L’inspecteur de police), Dmitry Ivanchey (Le Nez, Iarichkine), Vasily Efimov (Ivan, Le chef‑adjoint de la police), Agnes Zwierko (La vieille comtesse), Margarita Nekrasova (Pélagie Grigorieva Podtotchine, Un parasite), Iwona Sobotka (La fille de Mme Podtotchine, L’agent de voyages, Soprano solo), Simon Wilding, Milan Perisic, David Alegret, Gerard Farreras, Ihor Voievodin, Isaac Galán, Luis López Navarro, José Manuel Montero, David Sánchez, Cristian Díaz, Juan Noval-Moro, Roger Padullés, Josep Fadó, David Villegas, Inigo Martín, Néstor Pindado, Cristina Herreras, Igor Tsenkman, Claudio Malgesini, Alexander González (différents rôles), James Ellis (balalaïka), Anne Igartiburu (présentatrice)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrés Máspero (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Mark Wigglesworth (direction musicale)
Barrie Kosky (mise en scène), Johannes Stepanek (reprise de la mise en scène), Klaus Grünberg (décors, lumières), Buki Shiff (costumes), Otto Pichler (chorégraphie), Silvano Marraffa (reprise de la chorégraphie), Ulrich Lenz (dramaturgie)


V. Efimov, A. Teliga, M. Winkler (© Javier del Real/Teatro Real)


Trente ans après, Le Nez revient à Madrid. On l’avait vu dans un théâtre pas du tout lyrique dans la production du Théâtre de chambre de Moscou, avec une mise en scène de Boris Pokrovski ; à Moscou, la direction musicale avait été confiée Guennadi Rojdestvenski. La première de cette production en 1974 a marqué le retour de ce titre, maudit tout comme Lady Macbeth de Mtsensk, et Chostakovitch, un an avant sa mort, put un peu goûter une revanche sur le temps. Il y a un enregistrement audio et vidéo de 1979 : une mise en scène formidable dans un théâtre modeste, on voit tous les mouvements de caissons, mais la production et les voix sont excellentes. Il continue à être une référence malgré les productions ultérieures, de très beau niveau, qu’on peut encore voir et apprécier.


Pour Madrid, le Teatro Real a choisi une de ces productions importantes, celle de Barrie Kosky pour le Royal Opera House en 2016 ; mais à Londres, ils chantaient en anglais, tandis qu’à Madrid ils chantent en russe, comme il se doit. On sait bien que Le Nez est un opéra où l’on rit, une comédie ou plutôt une farce désopilante, mais aussi une pièce grinçante, pas dans le sens d’Anouilh, plutôt dans le sens de Ionesco. Avant eux, bien sûr. 1930, l’avant‑garde russe dans son grand essor, ils ne savaient pas (les artistes peintres, les musiciens, les dramaturges...) que tout était déjà condamné : le premier plan quinquennal avait débuté en 1928 et point n’est utile de donner les détails de l’effondrement subséquent des arts, de la culture... et de l’économie – s’il y a plusieurs millions de morts en Ukraine et au Kazakhstan, cela veut dire que l’économie va plutôt mal, malgré l’industrialisation, n’est‑ce pas ?). Le Nez reçoit un succès d’estime, est retiré, et après l’affaire de Lady Macbeth en janvier 1936, il ne faut plus interdire les opéras de notre compositeur : ces opéras disparaissent « magiquement ».


Cela dit, c’est un opéra d’un absurde et un accelerando très bien gérés, car le chaos, en art, doit être soigneusement préparé, montré, exposé. On ne badine pas avec Le Nez. Mais il faut savoir où s’arrêter, où dévier le sens de la marche. Mais la production de Kosky, telle que reprise par Stepanek, soutient le comique, renforce le comique, exagère le comique. C’est bien de rire, mais à une condition : il ne faut pas qu’on voie qu’on essaye de nous faire rire à tout prix.


Le récit de Gogol est bien connu. L’opéra en respecte la ligne essentielle. Mais à un moment donné, les voisins, les flâneurs, les masses s’emparent de la scène, ce qui provient de sources différentes. Et le parlato continu de la pièce devient un accelerando menant à un climax ahurissant (le nez récupéré, une explosion ; les ragots de la perspective Nevski, un vivacissimo, un crescendo jusqu’à un nouvel éclat. On ne peut pas dire qu’il s’agit d’un opéra surréaliste, mais la mise en scène de Kosky préfère la logique onirique, le code du rêve – code ? soit ! –, dans la mesure où l’absurdité d’un nez fuyant son propriétaire, qui plus est déguisé en conseiller d’Etat, doit être, au minimum, un rêve. Bien, pourquoi pas ? Mais...


Le surréalisme n’est plus ce qu’il était. Parfois, quelques œuvres nous étonnent toujours, mais très souvent c’est un art dont beaucoup de pièces sont datées. Alors, il faut animer tout cela si l’on opte pour la voie du rêve. Kosky anime un peu trop. Il y a des ballets très puissants, amusants, étonnants, mais il y a aussi des moments où il exagère : la danse folle des gays est d’une laideur qui s’oppose à la joie inlassable des danseurs déguisés en danseuses. Mais c’est une trouvaille que le numéro de claquettes des nez, cauchemar de Kovaliov dont le nez s’est enfui. C’est pendant un moment où la musique s’arrête, ces moments n’étant pas toujours aussi réussis (l’accelerando en souffre par quelques longs fermatas imposés par la production). En fin de compte, c’est une production drôle, rigolote, pas tout à fait satisfaisante, parce que trop c’est trop, et cela parfois c’est charmant, mais aussi parfois écrasant.


Côté musique : Mark Wigglesworth est insurpassable dans la direction, parfaite, de cette maison de fous (diriger la folie feinte est plus difficile que diriger les vrais enfants, malgré l’avis de Hitchcock), avec un orchestre limité où les instruments à vent et à percussion sont les plus importants, avec un chœur formidable, renforcé par des danseurs et des acteurs, aux voix qui doublent et triplent les rôles épisodiques... Tout cela marche très bien, même avec la scène, mais pas toujours avec la scène. Le divorce entre la préparation musicale et l’exagération « sympa » est manifeste à certains moments. Il ne faut pas oublier qu’il y a plus de quatre‑vingts rôles, même si la plupart d’entre eux sont fugaces. Les scènes « de foule » sont formidables : quelle solution intelligente au désordre venant de la fosse et du chœur ! Mais il y a aussi d’excellents ensembles, comme le quatuor du troisième acte, entre les deux scènes de foule, les lettres entre Kovaliov et Mme Podtotchine, sa fille et un ami de Kovaliov.


Martin Winkler, on l’a déjà répété, est le héros de la journée : toujours en scène car la logique du « rêve » de Kosky l’impose (si Kovaliov en rêve, il faut qu’il soit présente même dans les scènes de foule où il aurait pu normalement se « se reposer », hors scène, avec ses phantasmes), voix infatigable, aux solos remarquables, maltraité, habillé, déshabillé... Il est secondé par une distribution si nombreuse qu’on n’en finirait jamais : Alexander Tegila est un excellent barbier Yakovlévitch (l’opéra commence comme Wozzeck : un barbier rase un client, tout un hommage, tout un clin d’œil – ah les beaux jours avant la Terreur !) ; Ania Jeruc est sa femme, criarde, intransigeante avec son mari ivrogne ; Andrei Popov est l’Inspecteur de police, voix haute, même en falsetto ; Margarita Nekrasova est l’indicible Mme Podtotchine ; et beaucoup d’autres, bien sûr. On peut dire qu’avec Kovaliov, il y a un autre protagoniste, c’est la foule justement, d’où surgissent des voix individuelles. Tout cela forme une polyphonie contre laquelle les exagérations de la mise en scène ne sont pas toujours nuisibles.


En conclusion, une production d’un excellent niveau musical et vocal (y compris le chœur), d’un très bon niveau scénique, même si elle exagère en ajoutant des excès a un opéra excessif en lui‑même. En tout cas, un événement, un pari du Teatro Real.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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