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L’homme triste et la femme triste Nancy Opéra national de Lorraine 01/29/2023 - et 1er, 4, 7, 10 février (Nancy), 31 mars, 2 avril (Caen) 2023 Richard Wagner : Tristan und Isolde Samuel Sakker (Tristan), Dorothea Röschmann (Isolde), Aude Extrémo (Brangäne), Scott Hendricks (Kurwenal), Jongmin Park (Marke), Peter Brathwaite (Melot), Alexander Robin Baker (Un berger, Voix d’un jeune marin), Yong Kim (Un timonier), Sofia Dias, Vítor Roriz (danseurs, chorégraphes)
Chœur de l’Opéra national de Lorraine, Guillaume Fauchère (chef de chœur), Orchestre de l’Opéra national de Lorraine, Leo Hussain (direction)
Tiago Rodrigues (mise en scène), Fernando Ribeiro (décors), José António Tenente (costumes), Rui Monteiro (lumières) (© Jean‑Louis Fernandez)
Au théâtre, Tiago Rodrigues aime réécrire les grands textes et les grands mythes, à sa manière, dans une langue simple et concrète, qui tourne longuement en rond sur les mêmes empreintes verbales, progressivement approfondies. Avec des obsessions (la mémoire, la colère, l’inéluctable...) et aussi un art particulier de la scansion lancinante, en définitive très musical.
Donc, avant de mettre en scène Tristan et Isolde, son premier travail à l’opéra, Tiago Rodrigues n’a pas pu s’empêcher de jeter sur le papier sa propre réécriture du livret. Une réduction aux allures d’épure allusive, intitulée Amour trop amour : dix‑huit pages, mises à disposition dans le programme de salle sous forme d’un fascicule séparé. Un beau texte, regard distancié, paraphrase ludique, parfois tendrement ironique, un peu naïve aussi. Manifestement beaucoup des tenants et aboutissants tortueux de la pensée wagnérienne ont été éludés, ou peut‑être simplement pas complètement assimilés. Mais peu importe, tant il y a de fraîcheur et de bonnes intentions dans ces phrases courtes inlassablement enchaînées, jusqu’à l’envol final :
« Musique trop musique
« Sans noms
« Unis dans la nuit
« Nous volons
« dans la respiration du monde
« Nous volons à jamais
« Il ne reste que
« le plaisir sublime
« de la tristesse en vol. »
Là où les choses se gâtent, c’est quand Tiago Rodrigues se pique de remplacer le surtitrage intégral habituel par ce seul texte, écrit en gros caractères, sur des pancartes brandies par un couple d’acteurs/danseurs. A raison de un à cinq mots à chaque fois, jamais davantage, il faut près d’un millier de ces grands cartons blancs pour faire tout défiler, en contrepoint de l’action scénique. Les deux manipulateurs vont chercher toutes ces pancartes, une à une, sur les rayonnages d’un beau décor à plusieurs niveaux qui fait penser aux bibliothèques surréalistes sans début ni fin de Jorge Luis Borges. Extraites en silence, avant que la musique commence, les premières dizaines de panneaux conditionnent intelligemment le spectateur, mais ensuite ce ballet incessant de mots écrits, à tous les étages, dans tous les sens et à tous les rythmes possibles devient vite tellement fatigant qu’on se résigne à tant bien que mal l’ignorer, pour se concentrer sur les seuls chanteurs. A certains moments, cette dramaturgie de la pancarte peut pourtant s’avérer fort belle, les mots prenant réellement corps, incarnant ici l’épée (une pancarte dûment ébréchée), là le philtre d’amour, voire l’amoncellement d’écrits qui finit par engloutir le corps de Tristan à la fin. Mais le plus souvent la répétitivité du concept agace trop pour qu’on ait envie d’en suivre en permanence tous les détails, voire les bégaiements. Dans cette réécriture, aucun personnage ne portant de nom, combien de fois aura‑t‑on vu défiler les panneaux « L’homme triste », « La femme triste », « L’amie de la femme triste », « L’homme puissant », « L’homme ambitieux », « L’ami de l’homme triste »... ? Difficile de ne pas capituler !
De toute façon, ne plus observer que le principal n’a pas que des inconvénients. Car si Tiago Rodrigues n’essaie guère de faire bouger ses chanteurs, il les initie au contraire à une immobilité et à une intériorité de jeu assez fascinants. Très peu de gestes et un beau travail sur les expressions, que l’intimité de la salle de l’Opéra de Nancy permet d’apprécier à sa juste valeur. Il y a là bien davantage de noblesse et de dignité que de maladresses, et si les solutions trouvées paraissent parfois simplistes (tels ces bras conjointement levés des deux amants, l’index longuement pointé vers le ciel), elles abolissent souvent le temps avec un certain bonheur. L’interaction entre le couple de chanteurs et le couple de danseurs, du moins quand ces derniers ont le temps de s’occuper d’autre chose que de déménager des écriteaux, peut aussi prendre des aspects corporels joliment poétiques, jeu de symétries, reflets psychologiques, voire compassion, comme dans la belle image fusionnelle finale.
(© Jean‑Louis Fernandez)
Autre avantage de l’absence de surtitrage exhaustif, et aussi de l’intimité d’une petite salle : les chanteurs se sentent davantage impliqués dans l’articulation de leur texte. Il n’est pas fréquent d’être convié à un Tristan et Isolde où tout le monde s’efforce de faire aussi bien percevoir ce qui se chante, et ici on comprend réellement une bonne moitié des mots. Un record ! Au cours du long troisième acte, le Tristan du ténor australien Samuel Sakker non seulement chante avec un remarquable sens de la ligne et du souffle épique, mais en plus il sait à merveille « parler » son rôle, y faire ressentir une signalétique poétique extrêmement riche. Une vraie révélation, après des actes I et II plus réservés, encore que déjà très intéressants, a fortiori pour une prise de rôle. De l’Isolde de Dorothea Röschmann, naguère mozartienne estimable, on n’attendait pas non plus autant de musculature et surtout de conviction dans le maintien. Passons, dans le duo du II, sur deux contre‑ut arrachés plutôt que chantés, et sur une conduite souvent chaotique dans l’aigu – même quand elle chantait Mozart, Dorothea Röschmann n’y a jamais eu la stabilité d’une Margaret Price, autre exemple de Comtesse des Noces ayant plus tard osé Isolde, certes au disque seulement, mais avec quel ineffable rayonnement ! – et soulignons plutôt les qualités d’une incarnation globalement correcte, voire émotionnellement crédible.
Affiche par ailleurs luxueuse, où seul déçoit le Kurwenal de Scott Hendricks, à présent relativement incolore. Aude Extrémo a du mal à gérer une voix un peu encombrante dans ce contexte intimiste, avec un volume supérieur à celui d’Isolde et quelques inflexions rocailleuses qui ne sont pas du meilleur effet, mais sa Brangäne se rachète au II par de beaux appels, chantés le dos tourné à la salle. Le Roi Marke de Jongmin Park paraît lui aussi surdimensionné, avec une voix un rien nasonnée mais d’une profondeur impressionnante. Des moyens énormes qui n’excluent pas un vrai raffinement de diction, l’interprète paraissant toutefois assez peu impliqué émotionnellement. Affiche complétée par le Melot un peu trop vibrant de Peter Brathwaite et par le jeune marin d’Alexander Robin Baker, qui ne gardera certainement pas un bon souvenir de cette représentation, victime d’un horrible accident sur l’un de ses premiers aigus. Bonne occasion de rappeler la difficulté de ce rôle, très court, mais aussi très exposé.
Il n’y a en revanche que peu d’accrocs à déplorer dans la fosse, avec un orchestre de l’Opéra national de Lorraine d’une excellente tenue. Certes l’effectif est limité, ne serait‑ce que faute de place, l’acoustique même n’est pas vraiment transparente et souvent on ne perçoit de l’orchestration que ses principales lignes, mais ce que le chef britannique Leo Hussain parvient à tirer de ce matériau trop émacié garde toujours un vrai potentiel d’évocation : à défaut de grandes houles, un poème musical d’une appréciable densité.
Au rideau final, l’accueil est turbulent pour Tiago Rodrigues, qui n’a sans doute que peu l’habitude de ce genre de huées. Un mouvement d’humeur au demeurant compréhensible, de la part d’une frange de public wagnérien qui apprécie peu qu’on lui recouvre l’un de ses ouvrages préférés d’une telle marée d’écrits parasites. Mais ceux qui découvrent là leur premier Tristan, dont ma voisine immédiate, pourtant d’un âge certain – « Ah, il est vraiment beau ce deuxième acte ! » (« Oui, oui, de fait ! ») – auront peut‑être été touchés différemment, voire séduits par cette tentative inédite d’initiation, par pancartes interposées :
« Aujourd’hui on visite
« un monde
« où l’amour est difficile
« où l’amour est désir
« où l’amour est désordre
« où l’amour est chronophage
« où l’amour est mortel
« où l’on aime trop
« où personne ne sait parler
« où tout le monde chante
« en allemand
« C’est absurde
« Mais pas plus absurde
« que notre monde. »
Pas faux !
Laurent Barthel
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