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Quand la Russie s’entre-déchire Milano Teatro alla Scala 12/07/2022 - et 10, 13, 16, 20, 23*, 29 décembre 2022 Modeste Moussorgski : Boris Godounov Ildar Abdrazakov (Boris Godounov), Lilly Jørstad (Fiodor), Anna Denisova (Xenia), Agnieszka Rehlis (La nourrice de Xenia), Norbert Ernst (Prince Vassili Chouïski), Alexey Markov (Andreï Chtchelkalov), Ain Anger (Pimène), Dmitry Golovnin (Grigori), Stanislav Trofimov (Varlaam), Alexander Kravets (Missaïl), Maria Barakova (L’aubergiste), Yaroslav Abaimov (L’Innocent), Oleg Budaratskiy (Un officier de police), Roman Astakhov (Mitioukha), Vassily Solodkyy (Un boyard)
Coro del Teatro alla Scala, Alberto Malazzi (preparation), Orchestra del Teatro alla Scala, Riccardo Chailly (direction musicale)
Kasper Holten (mise en scène), Es Devlin (décors), Ida Marie Ellekilde (costumes), Jonas Bøgh (lumières), Luke Halls (vidéo)
(© Brescia e Amisano/Teatro alla Scala)
Un long parchemin descend des cintres jusque sur le devant de la scène, rempli de croquis et de textes retraçant l’histoire de la Russie. Des hommes en noir déchirent frénétiquement des pages, dans un bruit assourdissant. Le moine Pimène, auteur du récit, ne peut qu’assister à la destruction de son œuvre impuissant et désespéré. C’est dans ce décor impressionnant, très esthétique, que débute le Boris Godounov qui a ouvert la saison 2022‑2023 de la Scala de Milan. Kasper Holten, le metteur en scène, a voulu montrer de façon saisissante l’importance du travail de reconstitution des faits quand certains veulent imposer leur vision du monde. Le spectacle pointe aussi les dangers de toute forme de censure et de manipulation, autant de thèmes d’une actualité brûlante. Par la suite, le parchemin se déchire pour laisser apparaître une porte du Kremlin de laquelle sortent des dignitaires religieux en costume d’apparat, précédant le nouveau tsar Boris. La même porte, soit dit en passant, par laquelle on voit passer, aux actualités télévisées, Vladimir Poutine lors des cérémonies officielles à Moscou. On retrouve le parchemin pour la scène de la grotte, au cours de laquelle Pimène achève son récit, avant que le fond du plateau ne se couvre d’une immense carte de la Russie. Une carte qui restera jusqu’à la fin du spectacle, pour la scène dans les appartements du tsar, où le fils du souverain l’étudie, à côté d’une mappemonde illuminée. L’autre grand thème de la production conçue par Kasper Holten est celui de la culpabilité et du remords, une culpabilité qui va mener Boris jusqu’à la folie, avec la présence constante sur scène – comme une obsession – d’un enfant ensanglanté, symbolisant le tsarévitch assassiné. Le thème des jeunes victimes du pouvoir apparaît aussi à la dernière scène, lorsque les deux enfants de Boris, lequel vient de s’éteindre, sont accompagnés de doubles couverts de sang. Un spectacle classique et innovant à la fois, qui convainc par sa rigueur et sa cohérence, ainsi que par une direction d’acteurs extrêmement fouillée.
L’autre grand artisan de la réussite de la soirée est Riccardo Chailly, directeur musical de la Scala. Le chef cisèle la partition en orfèvre, soucieux des moindres détails mais aussi de transparence, maintenant constamment la vue d’ensemble et parvenant à un subtil équilibre entre précision et efficacité dramatique, malgré une direction ample et des tempi passablement alanguis. Mais d’où vient alors que l’ennui pointe çà et là ? Peut‑être à cause d’une direction en fin de compte un peu lisse, sans aspérités et manquant parfois d’élan ? Ou à cause de la version choisie ? Le maestro a opté pour la version originale de 1869, sans l’acte polonais, ajouté ultérieurement. Une version uniformément sombre, mystérieuse et noire, sans le contraste lumineux qu’offre l’acte polonais justement, avec la présence du personnage féminin de Marina. On mentionnera par ailleurs que dans la version originale, la mort du tsarévitch est attribuée sans ambiguïté à Boris, alors que le doute plane dans les versions successives de l’ouvrage. Quoi qu’il en soit, les musiciens répondent au chef d’orchestre comme un seul homme, confondants de précision et de cohésion, mettant en valeur les nombreuses richesses harmoniques et rythmiques de la partition.
La distribution est d’excellent niveau. Dans le rôle‑titre, Ildar Abdrazakov livre une magnifique prestation, incarnant un Boris intériorisé et particulièrement tourmenté, avec un chant noble qui traduit parfaitement ses doutes et ses craintes, sans aucun excès. La scène de sa mort est des plus émouvantes, l’interprète parant son récit d’infinies nuances. Dans le rôle du moine Pimène, Ain Anger impressionne par sa voix profonde et rauque, malgré une émission pas toujours homogène. Dmitry Golovnin donne consistance et relief au personnage de Grigori, avec des aigus bien assurés dans le récit de ses cauchemars. Yaroslav Abaimov fournit lui aussi une superbe prestation en Innocent particulièrement touchant. Stanislav Trofimov incarne un Varlaam au chant très expressif. Norbert Ernst est un cran en dessous en Prince Chouïski, en raison de problèmes de justesse et d’un vibrato gênant. On mentionnera également les deux enfants de Boris – Fiodor, incarné par Lilly Jørstad à la voix pure et enfantine, et Xenia, campée par la délicate Anna Denisova – sans oublier l’excellente prestation du Chœur de la Scala. Un spectacle d’ouverture de saison qui fera date.
Claudio Poloni
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