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La leçon de grammaire sonore de Philippe Manoury

Paris
Cité de la musique
12/09/2022 -  
Philippe Manoury : Grammaires du sonore (création) – Vier Lieder aus « Kein Licht » (création) – Fragments pour un portrait
Christina Daletska (mezzo‑soprano)
Ensemble intercontemporain, François‑Xavier Roth (direction)


F.‑X. Roth, P. Manoury (© Quentin Chevrier)


Tandis que la Neuvième Symphonie de Mahler draine le « grand public » à la Philharmonie, quelques aficionados se sont donné rendez‑vous à la Cité de la Musique pour fêter les 70 ans de Philippe Manoury. C’est un beau cadeau que lui offre l’Ensemble intercontemporain avec ce concert-portrait émaillé de deux créations.


Grammaires du sonore nous donne à entendre son style à l’os : exit le propos socio-politique de Lab.Oratorium (qui nous avait laissé dubitatif) et les sortilèges de l’électronique (dont il est passé maître). A l’image du magistral Exempla (1994) d’Ivo Malec (1925‑2019), voici une partition qui montre le savoir‑faire orchestral de Manoury passé au tamis de l’expérience du studio. De là les « proliférations » et « mobilité » des textures, les motifs circulant d’un pupitre à l’autre. Le compositeur nous donne, dans les notes de programme, un aperçu de sa « grammaire » en usant de quelques formules mathématiques basiques. Elles reprennent peu ou prou, au niveau algébrique, les leçons géométriques de Paul Klee, celles‑là même qui marquèrent de façon décisive Stockhausen et Boulez. Ces derniers s’invitent d’ailleurs à la table d’anniversaire : le premier à travers la mutation des sonorités et certains passages qui évoquent Momente, le second à travers l’émergence de figures signalétiques virtuoses – le début est un clin d’œil délibéré à Répons. Attaché à conjurer le rapport frontal entre la scène et le public, Manoury ventile en cours d’exécution un groupe de six cuivres face à face au premier balcon ; le procédé séduit avant d’apparaître sous‑exploité compte tenu des 25 minutes que dure la pièce. Il est vrai que la configuration resserrée de la salle de la Cité de la Musique ne se prête guère à ce type de dispositif. Que Manoury ait eu à l’esprit les musiciens de l’EIC, quelques exemples suffisent à l’attester, des slaps d’Alain Billard (clarinette basse) aux arabesques irisées de Sophie Cherrier et Emmanuelle Ophèle (flûtes). La forme, de prime abord très fragmentée, se voit balisée par des séquences récurrentes quand elles ne sont pas disruptives, à l’image de cet ostinato aux percussions soudain interrompu par l’intervalle de demi‑ton réitéré de manière dolente à l’alto solo. Frappe le rapport psychologique instauré avec l’auditeur (« déjouera‑t‑il notre attente ? ») et la jubilation orchestrale, à la fois virtuose et dense ; il s’y passe toujours quelque chose. Bien que l’on ne puisse la réduire au genre du concerto pour orchestre, la partition, défendue de main de maître par François‑Xavier Roth, met en valeur la discipline collective des musiciens de l’EIC.


La mezzo‑soprano Christina Daletska fait son entrée dans les Vier Lieder aus « Kein Licht » (2017), une série de quatre lamentos extraits du dernier ouvrage scénique de Manoury. On pense aux chansons que Berio réserva à la chanteuse Milva dans l’« anti‑opéra » La vera storia (1985). Les textes allemands d’Elfriede Jelinek et Nietzsche (pour l’ultime « O Mensch ! », sur lequel Mahler posa sa griffe) donnent lieu à une écriture vocale autrement plus épanouie que les premier opus lyriques de Manoury (notamment 60e Parallèle, 1996), de surcroît parfaitement adaptée à la voix expressive de la chanteuse ukrainienne. Le premier a des allures de déploration, le deuxième de course à l’abîme, le troisième de conte (subtilement orchestré pour flûte alto et percussion) cependant que le dernier, baigné dans les inflexions micro-tonales de l’ensemble, rappelle aussi bien Mahler (Troisième Symphonie), Schoenberg (Lied der Waldtaube) que Grisey (Quatre Chants pour franchir le seuil).


Datés de 1998, les Fragments pour un portait auraient pu souffrir de ce voisinage. Aucunement. Il en va de la puissance de Manoury comme de celle de Beethoven, aussi entière dans les Quatuors « Razoumovski » que dans la Grande fugue. On sent naturellement le matériau plus contraint, le geste plus concentré ; certaines touches se ressentent du spectralisme, d’autre du sérialisme. N’importe, se dessine en sept « fragments » le portrait du Manoury de cette époque : de l’âpreté varésienne de « Choral » à la brièveté webernienne de « Bagatelle » en passant par la magique « Nuit (avec turbulences) », le compositeur de 46 ans conciliait le savoir‑faire de l’artisan et l’inspiration de l’artiste. Les musiciens de l’Intercon, galvanisés, font valoir leurs atouts, avant d’entonner un « Joyeux anniversaire Philippe ! » de circonstance.



Jérémie Bigorie

 

 

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