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Une fusion réussie du chant et de la danse Madrid Teatro Real 11/20/2022 - et 21, 23, 24* novembre 2022 Claudio Monteverdi : L’Orfeo Julie Roset (La Musica, Euridice), Georg Nigl (Orfeo), Charlotte Hellekant (Messagiera, Speranza) , Alex Rosen (Caronte), Luciana Mancini (Proserpina), Konstantin Wolff (Pluton), Julián Millán (Apollo, Eco), Cécile Kempenaers (Ninfa), Hans Wijers, Florian Feth (Spiriti), Cécile Kempenaers, Leandro Marziotte, Fabio Trümpy, Julián Millán, Hans Wijers (Pastori)
Vocalconsort Berlin, Freiburger Barockorchester, Leonardo García Alarcón (direction musicale)
Sasha Waltz (mise en scène, chorégraphie)
(© Javier del Real/Teatro Real)
Parfois on voit des opéras, chantés bien sûr, mais avec une chorégraphie occultant la situation lyrico-dramatique et même le chant. Comme si la danse nous disait : « ce que celui‑là est en train de chanter, je le dis mieux, moi, je danse ». On a déjà vu des mises en scène de ce genre, et très souvent, ces spectacles n’étaient ni danse ni chant ni drame, la fusion (manquée) oblitérant le tout. Mais cette fois‑ci, c’est tout à fait différent. Sasha Waltz a réussi dans L’Orfeo de Monteverdi ; ce n’est pas un secret, car cette production est déjà connue. J’avoue que je suis allé le dernier jour des quatre programmés par le Teatro Real, un peu préparé à une déception, d’après ce que j’avais lu, des opinions partagées. Mais c’est bien ainsi, car si le spectacle dissipe nos préventions et nous séduit à partir d’un moment donné, très tôt cette fois‑ci, le plaisir est plus grand, dans la mesure où il est inattendu.
Précisément, c’est cela : le plaisir. L’Orfeo, interprété comme García Alarcón, après l’héritage lointain de la première version enregistrée de Harnoncourt (1969) et de tous ceux qui ont imposé un son monteverdien d’une beauté croissante, est toujours un plaisir, par ses mélodies, ses ensembles, ses danses, la couleur des instruments (bien que les partitions de l’époque se limitent à la ligne vocale et à la basse). L’Orchestre baroque de Fribourg, qui n’est pas l’orchestre habituel de García Alarcón, et la présence complice du Vocalconsort de Berlin contribuent à une réussite musicale majeure. L’orchestre est sur scène et occupe les deux côtés, cour et jardin, enveloppe comédiens, voix et danseurs, oblige le chef à aller d’un extrême à l’autre. Côté cour, cordes, flûte et deux clavecins ; côté jardin, deux théorbes, deux violes de gambe et harpe. C’est en premier lieu une réussite de García Alarcón. On y est habitué : quelques‑uns des spectacles qu’il a dirigés sont inoubliables, comme ses Cavalli – Elena (Aix-en-Provence, 2013), Eliogabalo (Opéra Garnier, 2016), Il Giasone (Genève, 2017), Erismena (Aix, ici) – mais aussi son Alcina (Genève, 2016), son Prometeo de Draghi (Dijon, 2018), ses Indes galantes (Bastille, 2019), son Palazzo incantato de Rossi (Dijon, 2020)... Sans évoquer ses succès dans la musique sacrée.
Ensuite, l’espace et le mouvement. Il s’agit évidemment d’une stylisation, et son fondement réside dans la définition d’un espace occupé par les mouvements de la danse. La danse est maîtresse, mais elle ne gêne pas le chant. Le mot d’ordre de Sasha Waltz pourrait réclamer la fusion de la danse et du chant, mais aussi de l’art des comédiens. Ce n’est pas une stratégie à appliquer, un objectif, une cible, mais un idéal au travers d’un ensemble de tactiques, d’un chemin qui nous mène vers un spectacle où l’on fait semblant d’une « fusion » entre le chant et la danse ; or un clin d’œil permanent nous rappelle que ce sont deux mondes différents, même si ces danseuses et danseurs essaient de chanter et si les voix dansent un tout petit peu. Mais ce n’est pas facile pour une voix de danser en même temps, trouble le chant étant troublé par la fatigue de la danse.
Il est beau le mouvement de ces danses, les plis agités des robes dessinées par Bernd Skodzig qu’on a cru voir auparavant dans de vieux tableaux, toujours vivants. Je pense à Botticelli, Poussin, aux nymphes du Titien ou à Rubens, les diverses icônes des trois Grâces, ici multipliées par l’élégance agile d’un corps de ballet dont la gaîté attend pour éclater à la fin ; la fin, le «lieto fine du concept encore renaissant, juste avant la Guerre de Trente Ans et le pessimisme du baroque. Mais je ne veux pas attribuer ces icônes à Sasha Waltz, loin de là ; or ses icônes à elle nous plongent dans les images autour des anciens mythes peuplant nos souvenirs. Ce corps de ballet gère ses mouvements à partir d’un niveau de « conscience dansante » antérieur à nos concepts modernes de ballet : Petipa n’est pas là. Heureusement ?
Couramment, mettre en scène L’Orfeo impose la fuite d’une des stylisations accomplies dans le monde du théâtre par le mot « réalisme », un concept plutôt étranger à l’opéra en général. La mimésis du « réel » doit être contrariée pour rattraper au moins une partie de la vérité de L’Orfeo. Et la « solution Waltz » a sa propre et incontestable légitimité, son indubitable validité. Cet Orfeo de Waltz n’est pas nouveau, mais ce n’est pas une tentative ancienne, une recherche comme son Didon et Enée de 2005 vu dans ce même théâtre il y a trois ans, juste avant le covid, qui a ouvert le chemin vers une proposition esthétique échappant largement aux artifices de l’avant‑garde, comme dans cet Orfeo accueilli avec enthousiasme au Teatro Real. Entre Didon et Orfeo, Sasha Waltz a réussi des expériences telles que Roméo et Juliette de Berlioz, Passion de Dusapin, Matsukaze de Hosokawa ), Figure humaine de Poulenc et Eluard... Mais, j’y insiste : je crois que L’Orfeo est un aboutissement en même temps qu’une réussite.
Et il y a des détails un peu partout dans l’espace et sur scène, un peu tout au long de la représentation : les champs en fleur des corps des danseurs et des comédiens ; les champs désolés de l’Hadès ; les silhouettes de la troupe (en fleur, en pleurs) contre le cyclorama ; bref, l’inclusion des humains dans la définition des situations dramatiques et de l’espace même. Les costumes sont beaux, un peu dans cette nouvelle tendance consistant à habiller les personnages de cet opéra dans des styles filtrés par la mode. En tout cas, il y a aujourd’hui une tendance à revisiter L’Orfeo de Monteverdi et Striggio avec un esprit de modernité sans rien à voir, quand même, avec une complète actualisation au travers des décors et des costumes (une solution, d’ailleurs, rarement heureuse), comme en cette année 2022 à Garsington avec Cummings et Caird, d’une grande originalité à partir de L’Orfeo aux lignes habituelles. Et encore plus loin, L’Orfeo d’Opera North, fusion avec les voix, les comédiens, les instruments, les costumes et les couleurs de l’Inde, avec Laurence Cummings (direction et clavecin) et Jasdeep Singh Degun (direction et sitar), ce dernier également auteur de la musique jouée à côté de celle de Monteverdi, et dans une mise en scène d’Anna Himall Howard.
Côté voix... Georg Nigl a certes une belle voix, mais il semble qu’il soit loin d’un style classifiable comme baroque, premier baroque ou même baroque du XVIIIe. Sa voix splendide est en dehors de l’esprit de l’orchestre dirigé par García Alarcón. En revanche, Julie Roset (plus familière du chef) joue d’une façon impeccable ses deux rôles, celui de la Musique et celui d’Eurydice même : délicieuse voix, belle présence scénique. Alex Rosen, en Charon, est une basse profonde, il descend très bas, là où, d’habitude, les interprètes sont obligés de faire un effort supplémentaire, généralement sans y arriver. Au contraire, Charlotte Hellekant, une belle voix aux qualités belcantistes, est également éloignée du monde monteverdien : on ne demande pas un copyright du musicien à la manière intégriste, c’est seulement le niveau de conscience de l’époque, qui ne connaissait pas le vibrato. Des spécialistes comme le haute‑contre Leandro Marziotte, le ténor Julián Millán (splendide Apollon) et la mezzo Luciana Mancini (ravissante Proserpine) se sont distingués dans une distribution inégale, un mélange d’écoles très souvent dissimulé dans l’éclat de la production.
Un très beau spectacle, une réussite totale côté musique, une très belle expérience côté scène et danse.
Santiago Martín Bermúdez
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