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Jeanne en Provence Marseille Opéra 11/20/2022 - et 23, 25 novembre 2022 Giuseppe Verdi : Giovanna d’Arco Yolanda Auyanet (Giovanna d’Arco), Ramón Vargas (Carlo VII), Juan Jesús Rodríguez (Giacomo), Pierre‑Emmanuel Roubet (Delil), Sergey Artamonov (Talbot)
Chœur de l’Opéra de Marseille, Emmanuel Trenque (chef de chœur), Orchestre de l’Opéra de Marseille, Roberto Rizzi Brignoli (direction)
Y. Auyanet, J. J. Rodríguez, R. Vargas (© Christian Dresse)
Rares sont les occasions d’entendre la Giovanna d’Arco de Verdi en France. L’œuvre, mal‑aimée, a tout de même eu les honneurs de la Saint‑Ambroise en 2015 à la Scala de Milan, après une longue absence de la scène qui l’avait vu naître. Après la production scénique de Metz en 2020, où Patrizia Ciofi faisait sa prise de rôle, la France retrouve l’œuvre grâce à l’Opéra de Marseille, qui propose en ce mois de novembre une version de concert dirigée par le même chef qu’à Metz, Roberto Rizzi Brignoli. Maurice Xiberras a fait appel à trois chanteurs du monde hispanique, très expérimentés, pour tenir les trois grands rôles de l’œuvre : la soprano espagnole Yolanda Auyanet, bien connue sur les rives du Vieux‑Port depuis son Elisabetta dans Don Carlo en 2017, le ténor mexicain Ramón Vargas, qu’on ne présente plus, et le baryton espagnol, Juan Jesús Rodríguez, également bien connu des Phocéens, qui l’ont déjà entendu en Macbeth et Boccanegra.
Typique de ce qu’on a coutume d’appeler les « années de galère » du maître de Busseto, Jeanne d’Arc réclame des interprètes rompus au style belcantiste finissant, mais dotés d’instruments solides voire capables d’une certaine expansion vocale, nécessitée par les nombreux passages slancio correspondant à une musique souvent martiale. En effet, Verdi ne s’est pas encore départi dans cette œuvre du style « risorgimental » qui a un temps été le sien, fait de rythmes quasi militaires ou très enlevés, qui demandent aux chanteurs beaucoup d’éclat, sans leur permettre d’exprimer encore totalement les nuances de leur âme, dont il ne trouvera la recette que quelques années plus tard, à partir de Macbeth notamment.
Ici, handicapé par un livret assez indigent, paraphrase maladroite d’un drame de Schiller, qui lui‑même s’éloignait déjà terriblement des faits historiques liés à la Pucelle d’Orléans, Verdi ne réussit pas toujours à donner une cohérence musicale aux situations qui lui sont imposées, et aucun de ses personnages ne réussit à émouvoir autant qu’un Rigoletto, une Violetta, une Elisabetta le feront plus tard. Pour autant, on peut évidemment voir dans le rôle de Giacomo une esquisse du père aimant et malheureux dont Verdi a longtemps cherché à peaufiner le portrait, faute de créer un Lear, rêve longtemps caressé, mais jamais atteint. Quant à Giovanna, elle est plus complexe qu’il y paraît, car sa carrure n’est pas bien loin de celle d’Abigaille ou Odabella, alors qu’elle exige des ressources belcantistes dignes des meilleures Leonora. Carlo, lui correspond à l’ araba fenice habituel du style verdien, le ténor éclatant mais lyrique, quadrature du cercle bien difficile à réaliser.
Une version de concert risque bien sûr de rendre plus flagrantes encore les incohérences du livret, faute de forêts à montrer, d’épées à brandir, de soldats ou de démons à mettre en scène. La rapidité avec laquelle les morceaux s’enchaînent, sans que les atmosphères puissent en s’installant apporter une couleur émotionnelle suffisante aux moments de l’action, marque les hésitations de Verdi dans l’affirmation de son style, où on voit poindre déjà ici et là la singularité des sorcières de Macbeth dans le jeu des violoncelles répondant aux violons, ou dans les lazzi du chœur des esprits malfaisants dans le finale du premier acte.
Un chœur marseillais justement superlatif de cohésion, de diction, de couleur : quelle chance nous avons de profiter encore quelque temps des immenses qualités de cet ensemble sous la houlette d’Emmanuel Trenque, qui bientôt ira sous d’autres cieux exercer son art ! Le chef Rizzi Brignoli sait rendre l’orchestre maison énergique ou caressant, vif et mystérieux souvent, même si les pupitres des cordes se mettent plus en valeur que ceux des bois et vents, qu’on aimerait un peu plus poétiques. Il insuffle une vie trépidante à cette action peu structurée, faisant oublier ses défauts de construction, surtout dans des ensembles particulièrement bien dosés, comme le trio « A te pietosa Vergine » au II, où les trois solistes principaux brillent par leur discipline et par leur homogénéité, et plus encore dans quelques moments suspendus a capella.
Yolanda Auyanet dispose sur le papier du profil presque idéal pour incarner l’héroïne sacrificielle : une voix de soprano spinto, au timbre transparent et profond, capable de vocaliser, penchant plus du côté de Tebaldi que de celui de Ricciarelli ou Caballé, quoique certaines de ses couleurs et inflexions rappellent parfois la soprano catalane. L’aspect martial du personnage lui est particulièrement favorable, à ceci près que l’aigu forte, tranchant à l’excès, gâche souvent les fins de cabalettes. Mais elle sait aussi faire fondre l’auditeur dans certains passages où Giovanna montre son versant plus lyrique, comme dans le duo avec Carlo « E in tai momenti/Dunque, o cruda » à la fin du deuxième acte, avec un cantabile de classe, quand le roi lui arrache l’aveu de son amour.
Ramón Vargas, lui, ne manque pas de nous étonner. Après trente‑six années de carrière, le timbre, mordoré, est à peine plus ambré, la technique est à peine plus sensible dans l’émission de l’aigu, mais la générosité et le timbre du ténor mexicain sont intacts, de sorte que son Carlo fait montre d’une réelle fraîcheur, doublée d’une vraie distinction : « Quale più fido amico », au IV, est un grand moment. Ce n’est pas sa faute si le personnage reste velléitaire et sans vraie épaisseur dramatique.
Juan Jesús Rodríguez bénéficie, lui, d’un personnage un peu moins tracé à la serpe : les déchirements du cœur d’un père, les remords et le repentir de celui qui a fauté par amour font de Giacomo un brouillon de Germont mâtiné de Rigoletto. L’ampleur du phrasé du baryton andalou, les moirures de son timbre sombre et extrêmement velouté font merveille dans les longues phrases cantabile de Giacomo, jusqu’à de rares mais somptueuses vocalises (« E memoria d’una figlia » au II, « Quella misera sottrar ! » au III), ourlées sur un ample legato, fruit d’un souffle long et admirablement dosé. La clarté de sa diction se pare d’un exceptionnel poids des mots, grâce auxquels il fait de cette figure la plus marquante des trois.
Il n’est pas certain que l’on puisse à l’avenir considérer que cette œuvre de jeunesse mérite un retour en grâce tel que celui dont bénéficie par exemple Stiffelio aujourd’hui. Mais il serait quand même bon qu’elle soit plus souvent entendue et même montée en version scénique pour qu’on lui rende justice.
Philippe Manoli
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