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Les neiges d’antan Bruxelles La Monnaie 10/28/2022 - et 30 octobre, 2, 5, 8, 10, 13*, 15, 16, 18 novembre 2022 Richard Strauss : Der Rosenkavalier, opus 59 Sally Matthews*/Julia Kleiter (Die Feldmarschallin), Matthew Rose/Martin Winkler* (Der Baron Ochs), Michèle Losier*/Julie Boulianne (Octavian), Dietrich Henschel (Herr von Faninal), Ilse Eerens*/Liv Redpath (Sophie), Sabine Hogrefe (Marianne), Yves Saelens (Valzacchi), Carole Wilson (Annina), Alexander Vassiliev (Ein Polizeikommissar, Ein Notar), Maxime Melnik (Der Haushofmeister), Denzil Delaere (Ein Wirt), Juan Francisco Gatell (Ein Sänger), Annelies Kertsen, Marta Beretta, Marie Virot (Drei adelige Waisen), Lisa Willems (Eine Modistin), Alain-Pierre Wingelinckx (Ein Tierhändler), Luis Aguilar, Byoungin Lee, Carlos Martinez, René Larya (Vier Lakaien)
Chœurs d’enfants et de jeunes de la Monnaie, Chœurs de la Monnaie, Christophe Heil (chef des chœurs), Orchestre symphonique de la Monnaie, Alain Altinoglu (direction)
Damiano Michieletto (mise en scène), Paolo Fantin (décors), Agostino Cavalca (costumes), Alessandro Carletti (lumières)
(© Baus/La Monnaie)
Encore une production reportée à cause de la pandémie. La Monnaie devait monter ce Chevalier à la rose (1911) en 2020, mais c’est finalement un des coproducteurs, le Théâtre national lituanien d’opéra et de ballet de Vilnius, qui a créé, en septembre de l’année dernière, la mise en scène de Damiano Michieletto. La voici enfin, dans toute sa blancheur immaculée. Car telle est la couleur dominante des décors de Paolo Fantin, malgré les beaux jeux de lumières réglés par Alessandro Carletti.
Dans cette scénographie épurée et subtilement variée au fil des actes, l’action se déroule sur deux, voire trois, niveaux, tout en restant non seulement lisible, une qualité pas si fréquente, mais également limpide, grâce à une remarquable direction d’acteur. Exploitant l’idée du souvenir, lié au passé, et du temps qui passe inexorablement, le metteur en scène éclaire les principales facettes du livret d’Hofmannsthal – l’humour, la nostalgie – en recourant à des images simples et à une symbolique éloquente, les horloges, la neige, les ballons – blancs, bien sûr – ou encore les corbeaux. Et il développe de remarquables idées, comme ces figurantes représentant la Maréchale à différents âges, un procédé qui n’a, désormais, plus rien de neuf, mais auquel il recourt, ici, avec finesse. A la délicatesse du jeu d’acteur pour les principaux personnages féminins, la Maréchale, Sophie, s’oppose celui, plus extérieur, voire caricaturale, pour les masculins, hormis Octavian, parfaitement incarné.
Le spectacle, qui semble se dérouler comme dans un rêve éveillé, se distingue par sa grande cohérence et ses partis pris brillamment assumés. La fin du troisième acte, très réussie, malgré ce long trio qui, s’il est mal mis en scène, ou mal chanté, risque de sombrer dans l’ennui, offre une juste illustration de la réalité vécue par beaucoup, la solitude et la résignation. Cette grande production apporte un démenti à ces nostalgiques des spectacles de jadis qui pensent sans nuance que les metteurs en scène les plus en vue, et Damiano Michieletto compte parmi ceux‑ci, s’éloignent de la signification des livrets au profit d’hasardeuses pérégrinations expérimentales.
Sur le plan musical, la représentation procure quelques moments de vertige et de frissons, mais sans doute trop rarement pour un tel chef‑d’œuvre, qui suscite légitimement de grandes attentes. Les prestations se hissent, sans surprise, à la hauteur de la réputation de la Monnaie, qui se trompe rarement dans ses distributions, sans pour autant atteindre les sommets, à quelques exceptions. Se démarque en premier lieu Michèle Losier, captivante en Octavian, un rôle dans lequel elle se montre crédible mais aussi maîtresse de ses moyens. Un sentiment d’évidence se dégage de cette admirable performance, valorisée par un timbre remarquable. Sally Matthews possède assurément la voix et l’élégance naturelle de la Maréchale. Malgré la justesse de la caractérisation, elle ne captive pas autant que la mezzo‑soprano canadienne. La grande dame que la soprano incarne avec incontestablement beaucoup de soin et de conscience artistique paraît – volontairement ? – effacée, et même la ligne vocale manque parfois de fermeté, voire de consistance. Malgré la justesse de l’incarnation, la Sophie d’Ilse Eerens, gracieuse, presque fragile, attire avant tout l’attention par la voix, agile, légère mais capable de surnager au‑dessus de la masse orchestrale.
Le Baron Ochs de Martin Winkler laisse d’abord une impression mitigée au premier acte. Le baryton‑basse autrichien surjoue, selon nous, le personnage, le caricature même à l’excès, mettant, en effet, trop l’accent sur la bouffonnerie sans concilier – exploit probablement difficile à relever – la vulgarité des manières et la noblesse des origines. Aussi, la voix, modérément puissante, ne descend pas autant dans les graves, comme espéré. Mais ensuite, grâce, tout à la fois, à un jeu d’acteur très inventif, à un chant qui ne sent jamais l’effort et à un physique vraiment atypique, les reproches s’estompent : à condition d’accepter la conception du personnage, cet Ochs improbable, semblant provenir tout droit d’un dessin animé ou d’une bande dessinée, laisse une trace indélébile.
Le reste de la distribution ne déçoit pas, à commencer par le Faninal précieux et à la mise impeccable de Dietrich Henschel, en dépit d’une voix légèrement élimée. Aussi remarquable que la Marianne libidineuse de Sabine Hogrefe, qui, elle aussi, a tendance à accuser le trait, Yves Saelens et Carole Wilson forment un savoureux couple soudé en Valzacchi et Annina, identiques, comme dans un effet de miroir, par la magie des costumes et des maquillages. Juan Francisco Gatell a tout juste le temps de se distinguer, sans toutefois donner l’impression que le temps est suspendu, dans sa brève, mais cruciale, intervention. Plus que son air, c’est l’idée du metteur en scène pour le chanteur italien qui intéresse : il se présente en vieil amant d’une double de la Maréchale, vieillie et en chaise roulante. Nous n’oublions pas les choristes, égaux à eux-mêmes, mais préférons saluer la précision des ensembles et dans, ceux‑ci, la complémentarité quasiment idéale des voix.
Sous la direction vigoureuse et passionnée d’Alain Altinoglu, un des maîtres d’œuvre de la très attendue et prometteuse production du Ring, déjà annoncée pour les saisons 2023‑2024 et 2024‑2025, l’orchestre épouse sans peine, avec le niveau qui est le sien, l’impulsion et la respiration propres à cette musique. Le chef veuille à la ma$itrise des contrastes, si nombreux dans cette colossale partition, tout en maintenant un équilibre satisfaisant avec les chanteurs. Il réussit aussi à obtenir des sonorités d’une impressionnante profondeur. Malgré la très bonne tenue des différents pupitres, certains comportant même en leur sein d’excellents solistes, cette formation ne possède pas tout à la fait le lustre et le crémeux des plus grandes phalanges qui ont bâti leur réputation sur la musique de ce compositeur. Si certains passages gagneraient à afficher plus de précision et de souplesse, cette solide prestation inspire toutefois confiance pour les ambitieux projets à venir.
Sébastien Foucart
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