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Le souvenir des « Invisibles »

Baden-Baden
Theater Baden-Baden
10/05/2022 -  et 6 octobre 2022
Die Unsichtbaren
John Neumeier (conception, chorégraphie, décors, éclairages), Igor Stravinsky, Christoph Wilibald Gluck, Claude Debussy, Erich Wolfgang Korngold, Nigel Hess, Bob Dylan, Freddy Mercury (musique)

Bundesjugendballett Hamburg
Alexander Vorontsov, Konstantin Dupelius, Tinatin Gambashidze (piano), Ensemble instrumental, Jay Gummert (direction musicale)
Raymond Hilbert (chorégraphie additionnelle), Roger Irman (réalisation des éclairages), Sonja Kraft (costumes)


(© Kiran West)


On connaît le concept d’« Art dégénéré », et surtout l’utilisation massive qu’en firent les nazis en Allemagne, avec à la clé l’anéantissement de nombreux destins d’artistes, mis au rancart du fait de leurs origines, de leur religion, de leurs opinions politiques, voire tout simplement de leurs options esthétiques.


Ceci a valu au premier chef pour les peintres et les plasticiens, grands noms de l’expressionnisme voire de tout ce qui avait rapport de près ou de loin avec dadaïsme, surréalisme, fauvisme, cubisme, abstraction... Des visionnaires dont les œuvres furent systématiquement décrochées dès 1933 des musées allemands, où elles étaient déjà entrées par milliers. L’exposition itinérante Entartete Kunst assembla ainsi, assorties de commentaires visant sciemment à les ridiculiser (« Autour de vous, regardez ces manifestations de folie, d’insolence, d’incompétence et de dégénérescence »), une sélection de ces œuvres d’art confisquées. A Munich en 1937, apothéose de cette tournée commencée à Dresde quatre années plus tôt, les artistes stigmatisés (120 au total) s’appelaient notamment Kandinsky, Klee, Nolde, Chagall, Kirchner, Kokoschka, Dix, Grosz... pour ne citer que les plus connus. En tout cas, ce fut vraisemblablement, avec ses trois millions d’entrées, l’une des expositions d’art les plus visitées du siècle.


Les compositeurs furent aussi visés, en particulier par l’exposition Entartete Musik de Düsseldorf, en 1938. Là les cibles s’appelaient Schönberg, Schreker, Weill, Krenek, Eisler, Schulhoff... mais le retentissement médiatique fut en réalité beaucoup plus faible. Quant au milieu de la danse, les chorégraphes et interprètes les plus innovants ou d’origine « non‑aryenne » y furent ostracisés selon les mêmes règles. Mais le destin plus discret de ces artistes, à la carrière brisée, condamnés soit à l’inactivité, soit à l’exil, ou même arrêtés voire assassinés, est vraiment resté dans les oubliettes de l’histoire. Chorégraphe de renom autant qu’historien passionné de la danse, John Neumeier se devait un jour de rendre hommage à toutes ces personnalités condamnées à devenir subitement « invisibles ». Avec pour résultat ce bouleversant spectacle, créé à Hambourg au Ernst Deutsch Theater en juin dernier, et présenté trois fois à Baden‑Baden cet automne, non pas au Festspielhaus, mais dans le cadre relativement intimiste du petit théâtre situé au centre de la ville.


Pendant la période de la République de Weimar, d’après les travaux de l’historien Ralf Stabel, le milieu de la danse se composait de quelques milliers de personnes, dont au moins 300 furent directement affectées par l’accession des nazis au pouvoir : des chorégraphes, de nombreux danseurs, des photographes, des journalistes spécialisés... A la fin de cette longue et poignante soirée de remémoration, les danseurs se rassemblent autour du parterre et énumèrent, par ordre alphabétique, une impressionnante sélection de ces noms. Par ailleurs, tout au long du spectacle, de nombreux documents authentiques, discours, lettres privées, circulaires administratives... sont lus ou déclamés. Des textes choisis en fonction de leur pouvoir d’évocation : injustices et cruauté froide d’une époque terrible, mais aussi interrogations de certains artistes placés devant le dilemme de la collaboration. Figure centrale, la chorégraphe Mary Wigman, dont un discours, prononcé au Theatermuseum de Hambourg, devient l’épine dorsale de cette reconstitution historique. Une allocution prononcée en 1941 par une gloire de la danse déjà vieillissante mais incontournable, et sollicitée en tant que telle par le régime pour une chorégraphie de masse lors des Jeux olympiques de 1937 (dont l’expressionnisme, l’œuvre s’appelait Danse de mort, ne plut d’ailleurs pas beaucoup). En dépit de sa neutralité prudente à l’égard du régime, Mary Wigman n’échappa pas à de nombreuses mesures vexatoires, dont finalement la fermeture de sa célèbre école de danse, à Dresde, en 1942. Prononcé peu avant cette fermeture, le discours est édifiant, de naïveté mais aussi de sensibilité, laissant sans cesse entrevoir incertitudes et drames sous‑jacents. Un des moments très forts de la soirée : les mots de Mary Wigman « tout est allé si vite », que Neumeier lui fait prononcer stratégiquement, juste après une évocation dansée des horreurs d’Auschwitz. Effectivement, tout peut aller extrêmement vite...


Mais la soirée n’est pas qu’un essai de documentation historique. Il s’agit bien, avant tout, et en dépit de nombreuses interpolations théâtrales, d’un véritable ballet. Car Neumeier s’intéresse aussi à ce que toute cette génération sacrifiée a pu apporter à la danse, avec notamment des personnalités comme le danseur Alexander von Swaine, le chorégraphe d’avant‑garde Rudolf Laban, véritable gourou, ou encore la danseuse Gret Palucca, dont le pouvoir en place dut respecter la carrière mais tout en interdisant à la presse, par circulaires, de lui accorder tout commentaire laudatif ou développé (seules quelques lignes de compte rendu étaient autorisées pour chacune de ses apparitions, et exclusivement dans des termes neutres). Des personnalités dont Neumeier n’essaie jamais de restituer exactement les travaux, mais tente avec bonheur de retrouver l’esprit de ce qu’elles ont pu apporter à la danse. A l’image de ce magnifique Prélude à l’après‑midi d’un faune, hommage à Alexander von Swaine, danseur homosexuel qui fut interné, évocation qui commence comme la chorégraphie de Nijinski mais débouche rapidement sur tout autre chose, un pas de deux masculin absolument poignant.


Musicalement, comme d’habitude chez Neumeier, la proposition est particulièrement soignée. Des choix d’extraits tous pertinents, transcriptions pour effectif réduit interprétés en fosse par un petit ensemble instrumental, et surtout, sur scène, la version à quatre mains du Sacre du printemps brillamment exécutée dans un coin du plateau par les pianistes Alexander Vorontsov et Konstantin Dupelius. Un Sacre dont les morceaux éparpillés, en désordre, structurent admirablement le propos, par leur rugosité délibérée.


Outre trois comédiens, tous excellents, et qui parfois sont aussi sollicités pour danser, le spectacle est essentiellement porté par les membres du Bundesjugendballett de Hambourg, petite formation de huit danseurs, complétée ici par cinq autres à peine plus mûrs. De jeunes espoirs, entre 18 et 23 ans, invités à séjourner pour deux années seulement dans cette formation, afin de s’investir dans des projets plus expérimentaux. On découvre ici ces artistes encore en devenir, totalement investis dans une danse puissante, voire pathétique. La juvénilité de l’équipe, confrontée à ce sujet extrêmement sévère, donne encore davantage de poids au propos, même si Neumeier accorde aussi, vers la fin, à ces danseurs qui pourraient tous être ses petits‑enfants, un moment de détente, exutoire chorégraphique musclé sur des musiques de Bob Dylan et Freddy Mercury.



(© Kiran West)


Une soirée très longue et très forte, mais sans doute d’une ambition qui peut paraître dérisoire. Rappelons les propos d’Aldous Huxley : « Le fait que les hommes tirent peu de profit des leçons de l’Histoire est la leçon la plus importante que l’Histoire nous enseigne ». Mais gardons au moins longuement en tête cette belle image finale, de comédiens et danseurs de toutes nationalités et orientations qui viennent saluer, bras dessus, bras dessous, après s’être investis jusqu’à l’épuisement dans ce projet exemplaire.



Laurent Barthel

 

 

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