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Glass et l’inspiration de Cocteau : Orphée et la Mort amoureuse

Madrid
Teatros del Canal
09/21/2022 -  & 22, 23, 24, 25 septembre 2022
Philip Glass : Orphée
Edward Nelson*/Alejandro Sánchez (Orphée), Natalia Labourdette/Sylvia Schwartz* (Eurydice), Isabella Gaudí/María Rey‑Joly* (La Princesse), Mikeldi Atxalandabaso*/Igor Peral (Heurtebise), Emmanuel Faraldo/Pablo García‑López* (Cégeste), Karina Demurova (Aglaonice), Emmanuel Faraldo*/Pablo García‑López (Le reporter, Glazier), Cristian Díaz (Le poète), David Sánchez (Le juge), Tomeu Bibiloni (Le commissaire), Tomeu Bibiloni/Alejandro Sánchez* (Le policier), Luis Tausia, Jose Ruiz (Motards)
Orquesta Titular del Teatro Real, Jordi Francés (direction musicale)
Rafael R. Villalobos (mise en scène, costumes), Emanuele Sinsi (décors), Irene Cantero (lumière), Cachito Valdés (designer vidéo), Javier Pérez (direction des mouvements)


(© Pablo Lorente)


L’Orphée de Cocteau, un film de 1950, est un des avatars les plus singuliers des exploits du héros de l’Antiquité, de la Grèce archaïque, quand les dieux et les mortels pouvaient avoir des relations, parfois bénéfiques. Le mythe d’Orphée a attiré l’attention de plusieurs époques, comme celle de la Renaissance tardive, dont les arts ont mérité plus tard le nom de maniérisme. Un poète, muni de sa lyre, quoi de mieux pour le début d’un théâtre chanté ? Et l’opéra a surgi entre deux siècles avec les noms de Peri, Caccini (avec Rinuccini) et Monteverdi (avec Striggio jr.) ; Angelo Poliziano avant eux, et tous leurs prédécesseurs, formeraient une légion. Mais le voyage dans le monde souterrain du poète, chanteur, quand poésie et musique n’étaient pas encore séparées, a inspiré une quantité infinie de poétiques ultérieures (Bertoni, Gluck avec Calzabigi, Krenek, entre beaucoup d’autres), en partant de l’Orfeo de Luigi Rossi, si important pour l’avenir immédiat du théâtre français chanté, une partition disparue pendant des siècles. Elle aussi est revenue des enfers, les enfers de l’oubli et de la paresse des temps. Tout cela est dans la légende, celle des jours et celle des siècles, et il semble que son inlassable parcours n’est pas près de devoir s’arrêter.


Le film de Cocteau est entré, lui aussi, dans la légende. L’opéra de chambre du même titre (1993), musique de Philip Glass, suit de très près le scénario du film. L’opéra de Glass est un frère, peut‑être jumeau, de son opéra La Belle et la Bête, où, un an après, il donne voix et orchestre au film de Cocteau (1946), sans ses voix et sons originaux ; les voix sont dans la fosse, en live ou ailleurs, en synchronisant leurs lignes avec l’écran, les images, les gestes de Jean Marais et Josette Day. C’est un défi, une véritable difficulté pour chaque représentation. L’Orphée de Glass suit les péripéties dramatiques du poète et reproduit les personnages incarnés à l’époque par Jean Marais, Maria Casarès, Marie Déa, François Périer et Juliette Gréco. Ce qui intéressait Cocteau était surtout le poète et son voyage chez Hadès, mais maintenant de la main de la mort, et la mort est une Princesse habillée en noir, une dame qui a pour mission d’enlever un être vivant et le conduire dans le monde souterrain. Inoubliable Maria Casarès, aux gestes durs mais finalement amoureuse du héros, du poète. Cela change le déroulement du mythe. Glass donne un produit typique de son usine, bien connue, et toujours plein d’intérêt et de capacité d’hypnose. Presque une vingtaine de scènes en continuité, parfois avec des intermèdes aux sons obsédants, made in Glass.


Par parenthèse, on se souvient que Cocteau a dédié deux autres films à son Orphée bienaimé : Le Sang d’un poète (1932, 55 minutes) et Le Testament d’Orphée (1960), son vrai testament a lui, ou un de ses testaments, trois ans avant son décès.


Nous pouvons déduire que la partition de Glass autorise une large liberté à la mise en scène : des lignes vocales en face d’une trame orchestrale, en s’appuyant l’une sur l’autre, des intermèdes permettant des actions muettes. Les décors d’Emanuele Sinsi sont dépouillés, une boîte large, irrégulière, pour tous les lieux de l’action : chez la Princesse (chez la Mort), une voiture en marche, chez Orphée, le café de la jeunesse retrouvée des poètes et les copains, le monde souterrain...


Ces décors comprennent aussi une structure métallique mouvante (elle monte, elle descend, elle disparaît en haut), avec des écrans pour des vidéos dont on ne comprend pas trop le rôle. La mise en scène a pour base les gestes, les rapports entre les personnages, l’emphase ou son opposé en tant que ligne et dynamiques. Les costumes nous placent – nous dit‑on– dans le New York des années 1960, ce qu’on peut admettre.


Le metteur en scène déclare que son Orphée est un artiste vendu au marché, au capitalisme. Hélas, c’est un thème intéressant, mais on ne voit pas cette dimension dans la mise en scène de Villalobos. Depuis longtemps, des critiques, des écrivains, des témoins dénoncent la dérive opportuniste et soi‑disant avant‑gardiste, dès l’urinoir de Duchamp ou la baronne Freytag jusqu’aux derniers souffles de la « parole dessinée » ou « peinte » (expression de Tom Wolfe). Mais on ne voit rien de cela dans la mise en scène, belle d’ailleurs, un peu déroutante parfois, mais soumise à une logique théâtrale légitime, même si ce n’est pas la logique originale du scénario. Il faut recommander de revoir le film de Cocteau avant aller au spectacle.


Attention aux signes. La nudité de la poitrine de Cégeste, le jeune poète, signifie quelque chose tout au long de l’action purement dramatique. Cégeste est, dans une certaine mesure, le bouc émissaire (au sens de René Girard), la pureté du jeune garçon sur l’autel au lieu d’Orphée. La mort de Cégeste est le péché originel de l’histoire de Cocteau, voire de Glass. Le costume pour la Princesse s’inspire des habits noirs du film pour Maria Casarès, mais on va au‑delà : la lingerie, la longue chevelure finalement libre nous montrent une femme, pas la Mort ; ou s’agit‑il de la mort amoureuse ? Le costume pour Aglaonice (dans le film, Juliette Gréco) est également noir, mais loin du modèle, plus proche d’une boxeuse.


La distribution est d’un très haut niveau. La soprano María Rey‑Joly (la Princesse) gagne son pari, celui d’un rôle exténuant et en même temps épanouissant. Le baryton Edward Nelson est un Orphée délicat, contraint à un lyrisme pas toujours convaincant. La soprano Sylvia Schwartz est Eurydice, un rôle qu’elle maîtrise haut la main. N’oublions pas que Cocteau ajoute un quatrième personnage, tout à fait au service des bourgeois, Heurtebise, dont le chemin va du chauffeur au service de la Princesse au rang d’un autre héros de l’action ; tout une création de Mikeldi Atxalandabasso. Les autres voix entourent les protagonistes, par exemple, pendant la mise en question du poète (de la part de l’autre poète) ou la présence redoutable du juge, un des « chefs » de la Princesse dans son travail comme La mort ; très efficaces Cristian Díaz et David Sánchez. Karina Demurova (Aglaonice) impose une présence ambiguë au double charme : la nymphe douce et la nymphe chasseresse et combattante. Enfin, Cégeste, l’ange sacrifié, est porté par la voix douloureuse et belle de Pablo García‑López, en moderne saint Sébastien ; et finalement c’est lui qui porte la couronne de poète.


Cet opéra est chanté en français. Heureusement, ce n’était pas pour un public français car on dirait parfois un français de prononciation approximative.


Jordi Francés doit accomplir des prouesses avec cette partition dont l’apparence pour le public peut sembler aisée. L’ensemble de taille restreinte a sonné avec toute la précision requise pour contrôler le soutien du drame et la baguette a tenu un rôle particulièrement compliqué dans les entrées des solistes. Cette première est le début de la saison du Teatro Real, quoique dans les Teatros del Canal (salle rouge), une saison où le mythe d’Orphée sera revisité : d’emblée l’Orfeo de Monteverdi et vers la fin de saison, l’année prochaine, Orfeo ed Eurydice de Gluck. L’expérience avec Glass a été un très belle façon de commencer.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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