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« O patria mia »

Salzburg
Grosses Festspielhaus
08/12/2022 -  et 15, 19, 23*, 27, 30 août 2022
Giuseppe Verdi : Aida
Eve‑Maud Hubeaux (Amneris), Elena Stikhina (Aida), Piotr Beczala (Radamès), Erwin Schrott (Ramfis), Luca Salsi (Amonasro), Roberto Tagliavini (Il Re), Riccardo Della Sciucca (Un messaggero), Flore van Meerssche (Sacerdotessa)
Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, Huw Rhys James (direction), Angelika-Prokopp-Sommerakademie der Wiener Philharmoniker (musique de scène), Wiener Philharmoniker, Alain Altinoglu (direction musicale)
Shirin Neshat (mise en scène), Christian Schmidt (décor), Tatyana van Walsum (costumes), Felice Ross (lumières), Dustin Klein (chorégraphie)


(© Ruth Walz)


En 2017, pour le premier festival de son nouveau mandat à Salzbourg, Markus Hinterhäuser avait fait des choix plutôt audacieux : Wozzeck, Lear, Lady Macbeth de Mzensk, un seul Mozart (La Clémence de Titus) revu et corrigé par le tandem Sellars/Currentzis et puis, comme une sorte de compensation accordée à un public moins avide d’aventures, Aïda, où Anna Netrebko débutait dans le rôle‑titre, et pour laquelle les guichets de location avaient été bien entendu pris d’assaut. A l’époque l’ensemble de la distribution de cette Aïda, sous la direction idiomatique de Ricardo Muti, avait été bien accueilli. En revanche, le pari de confier la mise en scène à une artiste novice, la photographe et vidéaste iranienne Shirin Neshat, sans aucune expérience du théâtre et encore moins de l’opéra, n’avait semble‑t‑il pas bien fonctionné, la production ayant été jugée assez généralement trop statique, voire insignifiante.


Pourquoi donner à Shirin Neshat une seconde chance ? Au moins, au vu des multiples problèmes que pose la représentation scénique d’Aïda aujourd’hui, où l’on n’est plus guère enclin à accepter, ni les fausses pyramides, ni l’égyptologie laborieuse, ni les ballets d’esclaves passés au brou de noix, cette mise en scène‑là, à défaut d’être passionnante, n’était‑elle ni catastrophique ni grotesque. Et peut‑être qu’en laissant Shirin Neshat revoir son projet en profondeur cinq ans plus tard, il en sortirait quelque chose de mieux structuré ? Et puis c’était aussi l’occasion de reprogrammer Anna Netrebko, ingrédient infaillible pour des soirées salzbourgeoises d’un genre particulier : les plus chics, celles où une impressionnante série de grosses berlines noires, impeccablement astiquées par leur chauffeur, viennent se ranger après l’entracte devant le Grosses Festspielhaus, en attendant la sortie d’un public plus mondain et fortuné que d’habitude.


A Salzbourg, tout reste affaire d’arbitrages, entre audace et convention, entre paris risqués et soirées plus prudentes. La santé financière de la manifestation, ni précaire ni absolument florissante, continue à en dépendre, et manifestement cette Aïda est conçue pour se vendre, en misant prioritairement sur le prestige de son affiche vocale, et non sur des innovations scéniques hasardeuses. On y retrouve donc inchangé le décor massif de Christian Schmidt, cube blanc qui fait penser à une sorte de glacière isotherme géante en polystyrène expansé, posée sur le côté, sans couvercle. Un dispositif tournant d’un dépouillement au demeurant très fonctionnel, qui peut se scinder au besoin en deux parties, quand il lui faut accueillir davantage de monde. Et Shirin Neshat reste toujours aussi respectueuse des chanteurs, certes insuffisamment directive, mais surtout pragmatique, sans leur demander, ni de se rouler par terre, ni de courir, pendant qu’ils chantent des airs difficiles. Les costumes en revanche ont été revus, plus contemporains, et d’une connotation politique plus nette : uniformes militaires de gardiens de la révolution, inquiétants et omniprésents figurants anonymes recouverts de longs tchadors... Les vidéos projetées sur les parois du cube ont aussi évolué, à présent des travaux personnels de Shirin Neshat, mises en images de rituels d’une plus évidente authenticité : cortèges guerriers ou funèbres, frêles embarcations (de migrants ?) s’éloignant sur la mer, excavations creusées à mains nues par des femmes voilées de noir... Enfin, les pantomimes remplaçant les ballets ont gagné en intensité, même si elles ne sont pas toujours clairement déchiffrables : quelques cultes insolites, un peu d’oppression militaire et patriarcale...


On ressent en tout cas mieux certaines souffrances latentes. Celle du destin personnel de Shirin Neshat, Iranienne définitivement exilée, celles d’une condition féminine moyen‑orientale nourrie de passivité et de résignation muette face aux fondamentalismes. Une réelle sensibilité affleure, certes trop timide, mais qui peut émouvoir. De même que ces longues séries de superbes photographies en noir en blanc qui se succèdent sur le rideau de scène entre chaque acte : des visages de tous âges, parfois juvéniles, le plus souvent ravagés par l’âge et une vie difficile, et où l’on remarque immanquablement l’intensité des regards, d’une prégnante noblesse. A ces moments‑là, à chaque fois à peine quelques courtes minutes de projection dans l’obscurité, mais sans doute déjà trop, le public décroche, s’ennuie, chuchote, ne saisit jamais cette occasion d’essayer d’entrer dans une temporalité un peu différente. Dommage !



(© Ruth Walz)


En principe on attendait là Anna Netrebko et Anita Rachvelishvili, pour un affrontement qui promettait d’être intense. En porte‑à‑faux politique dès mars dernier, Anna Netrebko, s’est éclipsée la première, sans espoir de retour, et puis, beaucoup plus récemment, Anita Rachvelishvili, qui avait déjà disparu au dernier moment ce printemps de l’affiche des Troyens munichois, s’est retirée aussi, et là encore tardivement, moins de deux semaines avant la première, en invoquant des « raisons personnelles ».


Mais Elena Stikhina et Eve‑Maud Hubeaux font beaucoup mieux que jouer les doublures. Elles imposent vraiment un autre format de chant, moins sophistiqué, plus sincère, et leur confrontation s’effectue à armes égales : deux princesses jeunes, avec chacune leurs lignes de force et leurs fragilités. Elena Stikihina ravit par la luminosité du timbre, l’égalité du souffle, la beauté sereine de lignes qui culminent sur des aigus lumineux mais dépourvus d’artifice. Et tant pis pour l’absence de sons filés, coquetteries de diva éminemment appréciables mais nullement indispensables. Quant à Eve‑Maud Hubeaux, elle confirme tous les espoirs que l’on fonde sur elle depuis dix ans (on a pu longuement assister à ses quasi‑débuts à l’Opéra national du Rhin) : technique d’une indiscutable autorité, voix d’un métal et d’une homogénéité impressionnants, même le grave restant sainement émis, jamais poitriné. Deux splendides incarnations vocales voire scéniques, ces deux‑là n’ayant pas trop besoin qu’on les dirige pour faire vivre un personnage, et qui se disputent un Radamès dès lors parfaitement assorti. Piotr Beczala privilégie lui aussi la qualité à la quantité, polit avec beaucoup de distinction une ligne de chant impeccable, jusqu’au si bémol de « Celeste Aida », chanté piano, sinon en voix mixte du moins en ayant recours à un élégant falsetto, comme peu savent le faire. Un Radamès cependant vigoureux, très présent, mais qui n’a jamais besoin de forcer pour s’imposer. Tout le contraire de l’Amonasro de Luca Salsi, qui le plus souvent aboie au lieu de chanter, ne paraît pas royal pour deux sous, mais assure correctement son rôle. Davantage de prestance pour le Ramfis, pas somptueux mais au chant correctement nourri, d’Erwin Schrott, presque méconnaissable sous sa coiffe noire et sa longue barbe postiche. Un roi un rien effacé et une jolie prêtresse de Ptah complètement dignement cette affiche d’un bel équilibre.


Si en définitive on a moins l’impression d’assister à un spectacle de festival qu’à une représentation de haut niveau à l’Opéra de Vienne en cours d’année, on peut penser qu’Alain Altinoglu y est aussi pour quelque chose, et pas simplement l’absence de pugnacité du concept scénique. Sa direction manque de relief au cours des deux premiers actes, les Wiener Philharmoniker paraissant surtout déterminés à jouer leur Aïda de luxueuse routine, ce qui n’est pas rien, les superbes trompettes droites jouées par des membres de la Sommerakademie de l’orchestre, placées bien en vue à droite et à gauche de la scène du triomphe, n’étant ici que la partie la plus apparente de cette somptuosité à tous les étages. Ce n’est qu’après l’entracte qu’Altinoglu parvient à imposer sa marque, obtenant davantage de concentration, d’investissement dans les contrechants, et de luminosité dans les passages chambristes. De très beaux moments, pour une Aïda qui n’aura en définitive pas manqué d’atouts.



Laurent Barthel

 

 

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