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Séductions au ralenti

Salzburg
Grosses Festspielhaus
08/20/2022 -  et 22 août* 2022
Camille Saint‑Saëns : Samson et Dalila, opus 47 : Acte II
Richard Wagner : Parsifal : Acte II

Elīna Garanca (Dalila, Kundry), Brandon Jovanovich (Samson, Parsifal), Michael Volle (Le Grand‑Prêtre de Dagon, Klingsor), Jasmin Delfs, Flore van Meersche, Alma Neuhaus, Serafina Starke, Ann‑Kathrin Niemczyk, Sofia Vinnik (Filles‑fleurs)
Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, Jörn Hinnerk Andresen (direction), Wiener Philharmoniker, Daniel Barenboim (direction)


(© Marco Borelli)


Le 19 août 2020, Daniel Barenboim fêtait un double anniversaire à Salzbourg: ses soixante‑dix ans de scène (!) et ses cinquante‑cinq ans de présence au festival, dont vingt‑trois représentations d’opéra, cinquante‑neuf concerts en tant que chef et/ou pianiste, cinq masterclasses... Une institution vivante, sur laquelle deux années supplémentaires, et à présent quelques problèmes de santé pénibles, viennent encore de passer.


Et ce n’est pas sans un pincement au cœur que l’on voit arriver Daniel Barenboim, manifestement affaibli, d’aspect tout frêle, dans un costume qui paraît devenu beaucoup trop grand pour lui. Mais même s’il ne peut plus gagner son podium qu’à petits pas, et dirige assis, Barenboim va gérer sans défaillance, et pour la seconde fois en deux jours, un concert au programme particulièrement long. Ce n’est donc pas non plus sans indignation que l’on peut lire, à l’issue de ces concerts, un déchaînement de commentaires désobligeants dans la presse, autant autrichienne qu’internationale, à propos d’un chef présenté comme désormais gravement diminué, voire dans l’incapacité d’assurer une prestation compétente et artistiquement défendable...


Au risque du truisme, faut‑il vraiment rappeler qu’on ne juge pas un chef à l’ampleur de sa gesticulation, mais bien à l’emprise réelle qu’il exerce sur ses musiciens ? Certes pas avec n’importe quel orchestre, mais quand les partenaires sont d’un niveau musical compatible, c’est à dire très élevé, une chiquenaude ou un regard peuvent continuer à soulever des montagnes, même quand le corps se dérobe. Les dernières apparitions d’Otto Klemperer, de Karl Böhm, ou encore certains concerts de Claudio Abbado ou James Levine, parfois affectés jusqu’à une quasi‑paralysie par leur maladie du moment, en témoignent largement.


Ce soir, chacun des gestes de Daniel Barenboim garde une fonction stratégique, exactement là où il le faut, pour infléchir, préciser, ranimer... Une direction économe en moyens physiques, mais qu’on lui connaît de toute façon depuis fort longtemps, dès qu’il dirige davantage à l’abri des regards, dans une fosse d’opéra. Peu d’indications données aux solistes ? Mais en ont‑ils vraiment besoin, à part le ténor Brandon Jovanovich, le seul, effectivement, que Barenboim prenne en charge ostensiblement à certains moments ? En assistant à ce qui reste, objectivement, un véritable accompagnement de chanteurs, on ne peut s’empêcher de repenser à ce que nous relatait la mezzo‑soprano Waltraud Meier au cours d’un long entretien qu’elle nous avait accordé il y a une dizaine d’années : le véritable plaisir qu’elle pouvait ressentir à travailler avec Barenboim, parce qu’avec lui l’entente était véritablement implicite, et que dès qu’elle commençait à chanter elle se sentait littéralement portée par sa direction, sans même avoir besoin de le regarder... Quant à ceux qui pourraient penser qu’au cours de ce concert ce sont en définitive les Wiener Philharmoniker qui gèrent l’affaire tout seuls, en palliant les présumées défaillances du chef, on rétorquera que oui, ce genre de situation peut arriver, et même assez souvent en ce qui les concerne (par exemple, en 2019, le consternant Simon Boccanegra... de Valery Gergiev), mais que ce soir le phénomène se produit plutôt moins fréquemment qu’en d’autres occasions.



Reste l’affaire des tempi, très lents, mais là encore c’est un vieux péché de Barenboim, que certains lui reprochaient déjà il y a quarante ans. Cela dit, effectivement, ce deuxième acte de Parsifal pulvérise quelques records de durée, même un Knappertsbusch nous paraissant battu à plates coutures. Une lenteur que l’on ressent à chaque instant, mais qui pourtant n’ennuie pas. Au contraire, ce défilement du paysage au ralenti ouvre d’autres perspectives, le jardin de Klingsor devenant décadent à l’extrême : des arrière‑plans subtils, des impressions d’efflorescences qui s’ouvrent lascivement, des aplats de couleurs qui fonctionnent différemment, du fait de transitions moins abruptes... Avec un orchestre d’un tel raffinement de timbres, l’expérience est certes inédite mais envoûtante, même si on se garderait bien de la citer comme un exemple à suivre. Certains admirateurs du vieux Klemperer, une filiation que Barenboim ne reniera certainement pas, comprendront bien de quoi il peut s’agir.



E. Garanca, B. Jovanovich (© Marco Borelli)


Evidemment, pour survivre à de telles lenteurs, les chanteurs doivent déployer des réserves de souffle inépuisables, réserves que Brandon Jovanovich n’a pas. Cela dit, ce Parsifal ne serait pas plus à l’aise si l’acte s’écoulait avec une célérité toute boulézienne, sa voix, même d’une puissance et d’une tenue correctes, paraissant difficilement supporter l’exercice du concert, à distance de tout artifice de jeu théâtral. En revanche Elīna Garanca non seulement surnage, mais s’épanouit, dans un rôle de Kundry assimilé jusque dans ses moindres détails et chanté avec une perfection quasi instrumentale. Jamais de feulements de grand fauve à la Martha Mödl, mais une voix longue, à l’aise sur l’intégralité de la tessiture, y compris pour des aigus jamais criés, toujours chantés : tout l’arsenal d’une séduction fatale est à l’œuvre, jusqu’aux plus insidieux poisons. Et même physiquement, grâce à une expérience de la scène acquise au contact (mais à distance, pour les raisons politiques que l’on sait) de Kirill Serebrennikov à Vienne l’an dernier, l’incarnation est ensorcelante. Comment Parsifal fait‑il pour résister ? Une confrontation à armes en apparence très inégales, sous l’œil sardonique de Michael Volle, admirable styliste, dont le maintien nous change de tant de Klingsor aboyeurs et délabrés : un sorcier peut‑être, mais dont la stature et la distinction hautaine nous rappellent sans cesse qu’il est aussi un chevalier du Graal déchu. Joli groupe de jeunes Filles‑fleurs, toutes issues du « Young Singers Project » du festival, et d’une excellente cohésion, ne serait‑ce que parce que le chef les maintient rigoureusement en place.


L’acte II de Samson et Dalila qui ouvre la soirée s’accommode moins de l’approche orchestrale posée, c’est un euphémisme, de Barenboim. Là on est vraiment hors style, mais aussi parce que la Dalila d’Elīna Garanca, qui ne se soucie guère d’intelligibilité dès qu’elle chante en français, transforme comme à l’accoutumée notre langue en une onctueuse bouillie. Cela dit l’instrument est superbe, le timbre enchanteur, et un véritable pouvoir de séduction demeure patent, la chanteuse pouvant même s’offrir le luxe d’une véritable incarnation dramatique, loin de son pupitre, alors que son partenaire continue à batailler avec une partition que manifestement, non seulement il ne maîtrise pas bien, mais qui dépasse ses possibilités du moment : même si la prononciation n’est pas déficiente, les aigus sont tirés et l’intonation vacille souvent. Dans le rôle du Grand‑Prêtre de Dagon, Michael Volle se révèle un fin francophone, et là encore un modèle de bon goût, même si son timbre n’est plus de première jeunesse. On notera aussi qu’autant pour Saint‑Saëns que pour Wagner, Volle assiste à tout l’acte en restant sur scène, ce qui lui pose malheureusement des problèmes quand il lui faut chanter les dernières répliques de Klingsor, avec une voix qui n’est plus du tout chauffée.


Magnifique (et généreuse !) idée de programme au demeurant, que ces deux scènes de séduction maléfiques juxtaposées, observées de loin par un vilain méchant qui tire (ou croit tirer) toutes les ficelles : dans l’une des configurations, la femme fatale va gagner, dans l’autre...


Mais revenons à nos lenteurs. Même mis à l’épreuve de profils vocaux disparates, cet acte de Samson et Dalila atypique avance, littéralement porté par les timbres des Wiener Philharmoniker. Et quand les harpes du duo viennent aérer la masse orchestrale, il se passe vraiment des choses incroyables : un subtil balancement, des voluptés sonores troublantes, vénéneuses. Le bon Saint‑Saëns se retrouverait‑il dans cet univers déliquescent, complètement perverti, quelque part entre J. K. Huysmans et Gabriele d’Annunzio ? On peut en douter. Mais même si les parfums sont lourds, quelle ambiance étonnante ! Certainement pas un concert parfait, mais assurément une magie, distillée par un orchestre à nul autre pareil, en symbiose avec un chef qui, même fatigué, reste un prodigieux musicien.



Laurent Barthel

 

 

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