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L’enfer des dos tournés Salzburg Felsenreitschule 08/07/2022 - et 11, 14, 21*, 26, 29 août 2022 Leos Janácek : Kát’a Kabanová Corinne Winters (Kát’a), Jens Larsen (Dikoï), David Butt Philip (Boris), Evelyn Herlitzius (Kabanikha), Jaroslav Brezina (Tikhon), Benjamin Hulett (Vána Koudriach), Jarmila Balázová (Varvara), Michael Mofidian (Kouliguine)
Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, Huw Rhys James (direction), Wiener Philharmoniker, Jakub Hrůsa (direction musicale)
Barrie Kosky (mise en scène), Rufus Didwiszus (scénographie), Victoria Behr (costumes), Franck Evin (lumières) (© Monika Rittershaus)
Il y a 24 ans, au Festival de Salzbourg 1998, la précédente production de Kát’a Kabanová avait fait date. Une mise en scène de Christoph Marthaler délibérément laide, mais d’une prégnante focalisation sur une héroïne un peu autiste, incarnée par Angela Denoke, révélée à l’époque dans ce qui fut l’une des incarnations les plus saisissantes de sa carrière. Une page d’histoire, immortalisée en DVD, mais qui se déroulait à l’époque au Kleines Festspielhaus : une salle pas trop grande, où tous les spectateurs restaient relativement concernés, somme toute enfermés avec les protagonistes, et non pas en train de les visualiser de loin, au besoin avec des jumelles.
Une chance dont n’a pas pu bénéficier Barrie Kosky, invité cette fois à se confronter au cadre démesuré du Felsenreitschule, plateau tellement large qu’il faut courir en petites foulées pour espérer le traverser dans un délai raisonnable. Dans un tel lieu, il est en principe nécessaire de définir plusieurs espaces de jeu plus restreints, afin de recentrer successivement l’action ici ou où là, à droite, à gauche, voire en hauteur, en utilisant en ce cas les trois étages de galeries du mur du fond, stratagèmes qui peuvent éloigner beaucoup les personnages du public, notamment en diagonale. Barrie Kosky et son équipe ont tenté quant à eux de limiter ces distances excessives, en cantonnant les acteurs exclusivement à l’avant‑scène, l’objectif étant de retrouver une certaine intimité, dans une salle qui n’en favorise aucune. Un problème crucial pour un projet qui mise tout sur l’intensité du jeu des protagonistes, sans décor, sans figuration ni chœurs visibles, sans éclairages dramatisés dans l’instant, sans projections vidéo, sans costumes d’un esthétisme particulier...
Le mur de loges du Felsenreitschule se trouve une fois encore lissé, sans ouvertures (en réutilisant vraisemblablement les panneaux obturants réalisés en 2018 pour la Salomé de Romeo Castellucci), et le plateau reste strictement vide. Cette absence de décor fait même, au début, se poser beaucoup de questions quant à l’utilité d’un large rideau de scène, coulissant de surcroît bizarrement d’une seule pièce, depuis le côté gauche, puisqu’il n’y a en apparence aucun changement de dispositif scénique à prévoir derrière. Sur le plateau, il n’y a rien, ou plutôt, il n’y a que des gens, mais beaucoup ! Plus de 400 personnes, en costumes modernes anonymes tous différents, silhouettes alignées sur toute la largeur de la scène, dos tourné au public, sur plusieurs rangées. Donc, face au mur de pierre, un véritable mur humain, incluant les protagonistes, eux aussi initialement vus de dos, et qui vont s’en détacher tour à tour.
L’immobilité absolue de tous ces figurants intrigue un moment, jusqu’à ce que l’on comprenne qu’il ne peut s’agir en fait, pour la plupart, que de mannequins grandeur nature, fabriqués avec un tel réalisme que, jusqu’à la fin, on pourrait encore s’attendre à les voir s’animer. Donc, en quelque sorte, malgré tout, un décor, mais un décor humain, ces silhouettes pouvant être déplacées et redisposées à volonté, par paquets, pour matérialiser des espaces plus restreints, voire des « coulisses » latérales, ce qui justifie effectivement la présence d’un rideau, pour masquer ces divers déménagements. De quoi « meubler » un peu le plateau, et puis aussi induire une durable tension psychologique du fait de cette accumulation angoissante de silhouettes anonymes. On songe à la célèbre citation « L’enfer, c’est les autres », au détail près qu’ici le sentiment d’enfermement et de réprobation est encore pire : les « autres » ne regardent même plus Kát’a, ils l’ignorent, lui tournent le dos...
(© Monika Rittershaus)
Beau concept, mais pas toujours suffisant, en particulier à l’acte I, des trois celui qui reste le plus naturaliste, dans son évocation d’une Russie provinciale régie par un étouffant système de castes. Là, il ne suffit pas d’un travail diversifié sur les attitudes et de quelques accessoires vestimentaires significatifs pour créer une ambiance vraiment caractérisée et prenante. Ensuite, grâce à une direction d’acteurs d’une extrême intensité, encore que surtout travaillée pour les rôles de Kát’a, Varvara et Koudriach, la mécanique se met mieux en route, voire devient vraiment fascinante. Mais heureusement que Kát’a Kabanová ne dure que 90 minutes, en six tableaux où à chaque fois Kosky et ses équipiers varient un peu les atmosphères (disposition changeante des mannequins et subtiles modifications des éclairages...), sinon un véritable ennui pourrait bien s’installer ici ou là.
Des moments où on se surprend à regarder davantage que d’habitude ce qui se passe dans la fosse : un autre théâtre, que le raffinement et la poésie de la musique de Janácek rendent particulièrement intense. Très plaisante à regarder, la direction de Jakub Hrůsa est aussi un vrai modèle de communication avec un orchestre d’élite, des Wiener Philharmoniker dont le chef tchèque, natif de Brno, proche compatriote de Janácek, cherche à infléchir les sonorités en faveur de davantage d’authenticité voire d’âpreté, mais tout en sachant que vraisemblablement il n’y arrivera pas complètement. Beaucoup d’intensité mais aucune précipitation, le geste reste large, les sonorités sont amples, voire sublimes... On reste dans un relatif esthétisme sonore, mais que c’est beau !
En revanche, sur le plateau, l’emprise de Barrie Kosky sur les chanteurs est totale. Pas un geste ou une attitude qui ne semblent prémédités, détaillés, calibrés, à la charge de chacun de réussir à se libérer de ce carcan dans l’instant, par un surcroît d’investissement émotionnel, ou d’en rester relativement prisonnier. A ce jeu‑là c’est assurément la Káťa de la soprano américaine Corinne Winters qui gagne : une fantastique composition de jeune femme gracile, toute en fragilités torturées et en désirs corsetés, qui explose de façon déchirante à la fin. Au point de nous faire oublier les limites d’une voix qui reste d’une ampleur relativement modeste, voire dont certains aigus ne sonnent pas toujours justes, faute d’un soutien suffisant. Une impression bizarre parfaitement résumée mon collègue Robert Braunmüller dans un article de l’Abendzeitung de Munich : « La soprano américaine Corinne Winters se fond entièrement dans le personnage de Kat’a, de sorte qu’à la fin, il est difficile de répondre à la question de savoir comment elle a chanté. » C’est exactement le problème !
Autres très belles compositions théâtrales, celles de Benjamin Hulett et Jarmila Balázová, en couple de jeunes amants, vifs, tendres, délurés, les seuls à réussir à conquérir un véritable espace de liberté, dans un monde où tout paraît raide et contraint. En revanche, le Boris de David Butt Philip reste neutre, simple catalyseur de pulsions passionnelles éphémères, et les silhouettes qui gravitent autour de la terrible Kabanikha donnent souvent dans la caricature, surtout le Dikoï de Jens Larsen, aussi tyrannique en public que passif et sexuellement masochiste en privé, voire le Tichon de Jaroslav Brezina, bon bougre joufflu, entièrement sous l’emprise d’une mère despotique. Dans le rôle de cette effrayante Kabanikha, Evelyn Herlitzius ne paraît paradoxalement... pas si terrible que cela : une personnalité raide et hargneuse, mais très en deçà de la caractérisation monstrueuse de certaines de ses grandes devancières, dont Leonie Rysanek et Anja Silja, qui donnaient vraiment froid dans le dos. Ici c’est surtout la voix qui impressionne, celle d’un soprano dramatique wagnérien qui dispose encore de beaux atouts techniques, malgré l’usure du temps.
Accueil chaleureux, pour les solistes, les figurants (il y en a quand même 42 de vivants, en concurrence avec 402 mannequins !) et le chef, à l’issue de ce spectacle passionnant et toujours d’un remarquable achèvement technique, comme tout ce que propose en général Barrie Kosky, mais qui ne parvient pas à convaincre totalement. Sans doute du fait de la trop grande radicalité du projet initial, et aussi des contraintes d’un lieu pas tout à fait adapté.
Laurent Barthel
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