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Un débauché d'enfer !

Bordeaux
Grand Théâtre
02/08/2002 -  et les 10, 12, 15, 16 Février 2002

Igor Stravinsky : The Rake's Progress



Glenville Hargreaves (Trulove) ~ Jia-Lin Zhang (Ann Trulove) ~ Tom Randle
(Tom Rakewell) ~ David Pittsinger (Nick Shadow) ~ Gwendolyn Killebrew
(Mother Goose) ~ Natascha Petrinsky (Baba la Turque) ~ Steven Cole (Sellem).


André Engel (mise en scène) ~ Chœur de l’Opéra de Bordeaux, Orchestre National Bordeaux-Aquitaine ; Thomas Rösner (direction, le 16/02) ; Hans Graf (les autres jours).


Petit délire de science-fiction opératique : que l’on imagine d’abord une galaxie très lointaine, qui abriterait une planète uniquement peuplée de compositeurs - une cité musicophage telle Euphonia, ville imaginaire sortie de l’esprit enfiévré de Berlioz (nouvelliste de grande valeur à ses heures perdues). Ensuite, figurons-nous ce paradis musical où se côtoieraient le susnommé Berlioz, ainsi que Pergolèse, Verdi, Mozart, Haendel, Cimarosa, Gluck, Weill… et Stravinsky bien entendu ! Enfin, admettons que ces gais lurons s’entendent à fabriquer une œuvre collective, chacun y projetant son génie propre - et l’on obtient ce météore énigmatique : The Rake’s Progress.


Chef d’œuvre « dissident », atypique, controversé même : Stravinsky, convoquant, entre autres, les musiciens précités, a bel et bien crée un Opéra sui generis. Une caméléonesque et grandiose sculpture, qui défie l’analyse stricte et les tentatives de classification - chères au très cartésien esprit français. Hommage irrévérencieux au dix-huitième siècle ? Clinquant pastiche aux couleurs bariolées ? Savant patchwork truffé de réminiscences « néo » ? Somme ou encyclopédie lyrique, fable philosophique, désordre organisé, fausse comédie musicale ???…


La partition de Stravinsky est un feu d’artifice intégrant toutes ces composantes, dans une réjouissante unité : la réussite en est indéniable. Encore faut-il une mise en scène intelligente - et déjantée en même temps ! - qui restitue les redoutables méandres de ce vaste et fantasque scherzo en trois mouvements. Pas de relecture décapante ici, de la part d’André Engel, lequel de manière chorégraphique traite l’ « opéra » comme une revue musicale digne de l’âge d’or de Broadway (le pas de deux esquissé par Tom et son âme damnée le sinistre Shadow, devant le rideau de scène, est proprement hilarant).


Ainsi de la scène du cabaret, dans lequel le jeune naïf en quête d’aventures galantes va s’encanailler, qui évoque quelque Venusberg branché, ou un Eros Center ; dans un décor proche de la bande dessinée… L’on se croirait dans Dick Tracy, avec Madonna et Warren Beatty ! Et puis : exeunt le divertissement, le climat de légèreté, la frivolité - l’artifice des plaisirs superficiels. Dès le troisième acte, le tableau du cimetière, dominé par le seul clavecin, glisse inexorablement vers un drame sordide. Le compagnon de luxure de Tom lui réclame son double dû : son âme, et sa raison.


De marionnette manipulée, l’ex-débauché est devenu fou ; et végète, en compagnie de misérables disloqués formant un triste Ballet d’Ombres Malheureuses. On a la sensation - André Engel a dû y songer - de se retrouver enfermé dans l’infamante « Section treize » de Midnight Express. Cet anthologique tableau de l’asile revêt pour le coup une dimension « bergienne », « chostakovitchienne »… Morale de l’histoire : voilà ce que récolte l’être humain, lorsqu’il pactise avec sa part d’ombre (shadow).


Les chanteurs-acteurs sont tous exemplaires ; et forment (denrée rare de nos jours) une authentique équipe, une troupe soudée - dans laquelle se distingue, sous l’écrasant rôle de la « victime » principale, Tom Randle. Ténor d’extraction mozartienne, clair, lumineux ; d’une aisance confondante avec les acrobaties d’une tessiture parsemée d’embûches. Le baryton-basse David Pittsinger compose un Nick Shadow méphistophélique, un Prince des Ténèbres « Grand Style », aux faux airs de John Malkovitch, avec notamment des aigus d’une précision… diabolique.


Très belle Ann Trulove (Jia-Lin Zhang), malgré quelques infimes tensions dans l’extrême aigu - ce qui n’entache en rien une prestation en tous points divine ; miraculeuse de poésie dans la Berceuse (la scène pathétique de l’asile !). Pièce très mozartienne également, qui rappelle le duo Annius-Servilia de la Clémence de Titus… Le mot de la fin sera pour saluer la direction musicale du jeune maestro Thomas Rösner ; il épouse, en éminent tacticien, les reliefs d’une courbe mélodique des plus singulières, à la tonalité effilochée.


De cette orchestration roborative, taillée à la serpe, il souligne le lyrisme haché, proche du halètement. Chaque accord est fouetté, martelé avec rage - sauf dans le bouleversant tableau final, d’une tendresse ineffable, baignant tout entier dans un océan de vaguelettes cristallines. Visiblement surpris au départ, le public bordelais a ovationné les artisans de cette grande soirée, qui fut pour beaucoup une révélation… d’eux-mêmes.



Etienne Müller

 

 

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