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Brahms au régime Baden-Baden Festspielhaus 07/08/2022 - Clara Wieck‑Schumann : Concerto pour piano en la mineur, opus 7
Johannes Brahms : Symphonie n° 1 en ut mineur, opus 68 Beatrice Rana (piano)
Chamber Orchestra of Europe, Yannick Nézet‑Séguin (direction) Y. Nézet‑Séguin, B. Rana (© Andrea Kremper)
Comme tout festival international, Baden‑Baden planifie ses soirées plusieurs années à l’avance, sauf qu’en cette période de crise sanitaire pas encore terminée, plus rien n’est durablement stable. D’où la priorité donnée à des projets nécessitant de déplacer des phalanges moins conséquentes. Le chef Yannick Nézet‑Séguin, doté de multiples talents et de surcroît d’un bon carnet d’adresses, paraissant un candidat idéal pour devenir ici un invité privilégié et régulier, même sans les orchestres américains, Philadelphie et Met de New York, qu’il dirige habituellement.
Place donc à nouveau au Chamber Orchestra of Europe, formation plus flexible et réduite, d’une soixantaine de musiciens seulement, avec lesquels Yannick Nézet‑Séguin a déjà réalisé ici‑même l’été dernier un cycle Beethoven complet, capté sur le vif, et publié en ce moment par Deutsche Grammophon. Mais cette fois‑ci la programmation est plus variée : une véritable résidence, avec quatre concerts symphoniques mais aussi deux soirées de musique de chambre, où le chef canadien se produit en tant que pianiste, l’une à quatre mains avec Beatrice Rana, et l’autre en compagnie de solistes de l’orchestre, pour un programme tout Mozart (Douzième Concerto en version de chambre et Quatuor avec piano en sol mineur). L’idée étant de recréer, pendant deux semaines, un peu de l’effervescence artistique estivale de la station thermale de Baden‑Baden au XIXe siècle, véritable « capitale d’été » de la culture, où l’on pouvait croiser aussi bien Johannes Brahms en vacances, adepte de longues promenades solitaires en forêt, que Clara Schumann, Hector Berlioz, Pauline Viardot...
Entre 1865 et 1874, Brahms a passé tous ses étés à Baden‑Baden, où il louait toujours le même minuscule appartement, dans une maison isolée, relativement éloignée du centre mondain de la ville. Aujourd’hui l’endroit est devenu un musée : de toutes petites pièces basses de plafond, un étroit jardin escarpé, où l’on peut imaginer la silhouette familière du compositeur en train de chercher son inspiration. Mais pendant toutes ces années Clara Schumann vivait elle aussi, avec sa nombreuse famille, à Baden‑Baden, dans une maisonnette à quelques rue de là, dans ce même faubourg de Lichtental, et les visites « amicales » que lui rendait Brahms étaient très fréquentes. Un complicité voire un attachement sentimental auquel le programme du premier concert de ce cycle se réfère directement.
Quand elle achève son Concerto pour piano, Clara Wieck est une jeune pianiste prodige de 15 ans, qui remporte un vif succès lors de la création de l’ouvrage au Gewandhaus de Leipzig, en 1835, sous la direction de Felix Mendelssohn. Robert Schumann, déjà amoureux de Clara, qu’il épousera cinq ans plus tard, l’aide d’ailleurs à orchestrer cet essai de jeunesse, qu’il serait injuste de comparer à son propre Concerto pour piano, écrit lui aussi en la mineur, et achevé en 1845. D’un côté l’un des plus beaux concertos pour piano du répertoire, voire le plus beau, et de l’autre un ouvrage d’apprenti, à mettre plutôt en perspective avec les poncifs des concertos standard de virtuosité de l’époque, ceux d’un Moscheles, d’un Herz, d’un Hiller, d’un Kalkbrenner... Un paysage relativement convenu, dans lequel Clara s’affirme d’emblée comme une compositrice d’un niveau compétitif, capable même de quelques développements très intéressants. Et il fallait aussi oser cette belle et candide Romance centrale... sans orchestre (!), avec juste le soutien d’un violoncelle seul, attachant moment d’épanchement mélodique à nu, qui ne manque pas d’intensité.
Et puis ce soir la pianiste italienne Beatrice Rana donne vraiment toutes ses chances à un ouvrage que l’on ne connaissait jusqu’ici, au disque, que dans quelques rares versions, plus médiocres les unes que les autres. Avec un aplomb et une variété de toucher sidérants, qui rappelle l’aisance souveraine de Martha Argerich, Beatrice Rana phrase, chante, varie les plans sonores, donne un relief merveilleux à ce qui sous des doigts moins experts paraîtrait simplement plat. Une intelligence et une acuité que l’on retrouve dans un bis exceptionnel : « Le Cygne » de Saint‑Saëns, précieusement diapré de chromatismes par Leopold Godowski. Quarante‑huit heures plus tard, Beatrice Rana et Yannick Nézet‑Séguin s’attaqueront cette fois au Concerto en la mineur de Robert Schumann, avec le même panache et les mêmes flamboyances : une très belle lecture, à laquelle on n’a pas pu assister en direct, mais qui reste accessible sur internet dans de bonnes conditions techniques et mérite le détour.
Peut‑on vraiment donner une ampleur suffisante à la Première Symphonie de Brahms avec soixante musiciens, pas même dix premiers violons et seulement quatre contrebasses ? Répondre positivement est difficile, à moins de présenter la chose comme une stimulante tentative d’élimination des mauvaises graisses accumulées par des décennies d’interprétations trop lourdes. Dans une courte vidéo consultable sur le site du Festspielhaus, le timbalier John Chimes, indéfectible soutien du Chamber Orchestra of Europe, nous explique que la transparence d’un effectif aussi pauvre en cordes rend par exemple caduques les réserves que l’on peut faire sur l’orchestration de Schumann, réputée malhabile alors qu’elle n’est que déséquilibrée par des effectifs inadaptés. En revanche Chimes paraît d’emblée moins affirmatif pour Brahms, en soulignant que de toute façon les cuivres et lui‑même doivent faire très attention à limiter leur volume pour ne pas déséquilibrer l’ensemble quand il y a aussi peu de cordes. Et c’est bien l’impression que l’on retire de cette lecture brahmsienne certes transparente, qui met en valeur d’extraordinaires premiers pupitres (le hautbois de Philippe Tondre, la clarinette de Romain Guyot, la flûte de Clara Andrada) mais qui manque parfois cruellement de substance, de masse critique, au point que certains envols majestueux ne trouvent jamais leur véritable ampleur. Bref, Yannick Nézet‑Séguin a beau déployer une énergie de tous les instants, dynamiser les phrasés, galber les transitions, l’impression d’un succédané, d’un régime trop pauvre en calories, reste tenace. Un peu comme si on essayait de nous vendre la limpidité aqueuse d’un bouillon de pot‑au‑feu sans yeux de gras, ou l’astringence d’une choucroute cuisinée à l’eau, pour une renversante innovation gastronomique. A chacun de juger si l’argumentaire lui paraît recevable ou non. Ici, pour nous, c’est parfois oui, parfois non, mais l’expérience reste intéressante.
Laurent Barthel
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