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Une épopée chorale : les Lamentations selon Stefano Gervasoni

Paris
Centre Pompidou
06/17/2022 -  
Helmut Lachenmann : Streichtrio 2
Stefano Gervasoni : Abri – De Tinieblas

Trio à cordes de l’Ensemble Recherche  : Melise Mellinger (violon), Geneviève Strosser (alto), Asa Akerberg (violoncelle) – Benoît Meudic (électronique Ircam)
SWR Vokalensemble Stuttgart, Yuval Weinberg (direction)
Paolo Pachini (vidéo)


S. Gervasoni (© Olivier Allard)


Il en va de certains textes des compositeurs comme des notes d’intention des metteurs en scène : on ne gagne pas toujours à les lire. Alors que sa carrière de chef fleurissait à l’étranger, Pierre Boulez, qui conservait un œil sur les programmes du Domaine Musical, exhortait ses confrères à s’exprimer congrument et compendieusement. Stefano Gervasoni (né en 1962) assortit son trio à cordes Abri (2019) d’une dispensable dissertation sur l’écologie et la nécessité de préserver la planète. La musique, elle, n’est pas exempte de bizarreries : certains passages pulsés aux sonorités âpres pourraient être tirés de Piazzolla. Ailleurs, des amorces de motifs sautent d’un instrument à l’autre ; on a la sensation de surprendre les musiciens tandis qu’ils s’échauffent, avec ces monceaux de gammes descendant par demi‑tons, des balancements entêtés, des répétitions obsédantes alternant avec des dissonances à peine entraperçues.


Le Deuxième Trio à cordes (2022) de Helmut Lachenmann (né en 1935) est aussi déconcertant mais pour d’autres raisons. On parvient a posteriori à déceler une trajectoire, mais on n’en demeure pas moins frappé par la manière dont celle‑ci, en s’inscrivant dans le temps long (vingt‑cinq minutes), renoue avec la forme sonate (simili de réexposition) alors que la pièce semblait s’acheminer sur sa fin. S’agissant du vocabulaire sonore, quelques mesures suffisent pour identifier Lachenmann – le Lachenmann d’après Allegro sostenuto (1988) s’entend, celui qui s’emploie à réintégrer dans sa musique les éléments « philharmoniques » qu’il avait, dans un premier temps, farouchement écartés. Un démarche synthétique perceptible dans l’alternance de gestes caractéristiques du Klangrealismus (frottements de l’archet sur le manche, sons blancs, consonnes prononcées en imitation, etc.) et de gestes typiques de la tradition. Moment magique que le ballet des ombres central, chuchotement obstiné que n’aurait pas désavoué Mark Andre : c’est sans doute l’un des privilèges – ou des désavantages, c’est selon – de l’âge (Lachenmann a 87 ans) que de voir, pour un créateur consacré, sa musique s’apparenter à celle de ses épigones... Familières de l’esthétique du compositeur, Melise Mellinger, Geneviève Strosser et Asa Akerberg creusent les silences et préservent l’aura sensuelle de chaque note.


De Tinieblas (2020) s’inscrit dans la tradition des leçons de ténèbres cultivée par les époques renaissance et baroque, à ceci près que Stefano Gervasoni a préféré, à la liturgie latine, le poème que le poète espagnol José Angel Valente a tiré des Lamentations de Jérémie. A l’image des textes de lois qui transitent de l’Assemblée au Sénat, l’élaboration chronologique de la pièce mérite le détour : la partition musicale a été écrite avant la vidéo de Paolo Pachini, laquelle « s’appuie sur l’architecture formelle de la partition »  ; le compositeur a élaboré la partie électronique dans un troisième temps, en tenant compte du travail accompli par son associé. Il y a donc une interaction très puissante et palpable entre l’image et la musique. De là le sentiment d’assister à une collaboration autrement plus aboutie que celle de Tristan Murail et Hervé Bailly‑Basin lors du concert d’ouverture du dernier festival Présences.


Envoûtante et graphiquement superbe, la vidéo télescope images de nature, gros plans sur des parties du corps humain, panaches de nuages ou de quelque précipité chimique dilué dans de l’eau, signes diacritiques non identifiés mis en vibration... Pachini évite l’écueil tautologique en privilégiant « l’oblique » et « le continuum temporel de la musique ». Certes, les contrastes de luminosité heurtent parfois la rétine, mais les cinquante‑ cinq minutes de De Tinieblas passent comme un rêve éveillé. Une sensation hypnotique renforcée par l’écriture chorale verticale qui écarte volontairement l’éparpillement et autres interdépendances des pupitres au profit d’une sobriété monacale et cependant jamais compacte en vertu d’un étagement idoine des différentes voix et d’une harmonie séduisante. Si un chanteur ou une chanteuse s’affranchit çà et là du double chœur, l’homogénéité de la polyphonie prévaut. Plus discrète qu’attendue, la partie électronique baigne le tout dans une atmosphère irréelle, tel l’arrière‑plan doré des mosaïques byzantines. Soulignons le rôle clé des « bourdons sonores » lors de l’énoncé des lettres de l’alphabet hébreu ; ils suivent une trajectoire générale vers le grave à mesure que les lettres se succèdent, jusqu’à flirter avec les infrabasses (« Jérusalem » final). Que dire des trente‑deux chanteurs de l’Ensemble vocal de la SWR ? Guidés par le bras enthousiaste du juvénile Yuval Weinberg, ils traversent cette épopée chorale sans heurts ni accrocs, insufflant une salvatrice lumière intérieure aux derniers instants.



Jérémie Bigorie

 

 

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