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Pénis à gogo à Carthage

München
Nationaltheater
05/09/2022 -  et 14, 21, 26, 29 mai, 6, 10 juillet 2022
Hector Berlioz : Les Troyens
Gregory Kunde (Enée), Marie‑Nicole Lemieux (Cassandre, Spectre de Cassandre), Ekaterina Semenchuk (Didon), Lindsay Ammann (Anna), Eve‑Maud Hubeaux (Ascagne), Jessica Niles (Polyxène), Emily Sierra (Hécube), Armando Elizondo (Helenus), Jonas Hacker (Hylas), Martin Mitterrutzner (Iopas), Stéphane Degout (Chorèbe, Spectre de Chorèbe), Andrew Hamilton (Mercure), Sam Carl (Panthée), Daniel Noyola (Un capitaine grec), Roman Chabaranok (Spectre d’Hector), Bálint Szabó (Narbal), Martin Snell (Priam)
Chor der Bayerischen Staatsoper, Stellario Fagone (chef de chœur), Bayerisches Staatsorchester, Daniele Rustioni (direction musicale)
Christophe Honoré (mise en scène), Katrin Lea Tag (décors), Olivier Bériot (costumes), Dominique Bruguière (lumières), Katja Leclerc (dramaturgie)


(© Wilfried Hösl)


Des Troyens très complets à Munich, à quelques coupures de défilés près, qui font surtout rétrécir l’acte III. Si la soirée est quand même bouclée en cinq heures pile, c’est essentiellement parce qu’on a réduit les entractes : trois quarts d’heure entre Troie et Carthage, plus vingt petites minutes pour se dégourdir les jambes entre les Actes IV et V. L’épreuve est physique, coincé sur un siège du Nationaltheater pas très confortable, et un projet de mise en scène incohérent la rend encore plus difficile à supporter. Dans un contexte visuel aussi consternant, la sublime musique de Berlioz, qui pourtant peut réussir à se suffire à elle‑même en version de concert, peine à exercer son attractivité. Dès le premier entracte une partie du parterre prend la fuite, une autre, encore plus conséquente, s’évapore au second, à tel point qu’on se retrouve tristement esseulé à la fin, ayant perdu tous ses voisins immédiats.


Lever de rideau sur Troie : large espace vide, beau sol de vestiges de dalles antiques et enceinte peu élevée de murs de béton. Le chœur entre et sort, en fracs et robes du soir, sans paraître avoir bénéficié du moindre travail de mise en scène, comme s’il chantait un oratorio. Pendant les premières minutes, rien ne se passe, et il faut rester stupidement le regard rivé au sur‑titrage allemand et anglais pour essayer de reconstituer mentalement un semblant d’action. Et puis, tout à coup, l’illumination : au fait, ces Troyens sont chantés en français ! Sauf qu’on ne s’en était absolument pas aperçu...


Certes, on est en terre allemande, cela dit même quand arrivent de fins francophones comme Marie‑Nicole Lemieux ou Stéphane Degout, l’intelligibilité ne s’améliore pas tant que ça. Le décor de Katrin Lea Tag manque tellement de surfaces réfléchissantes et de superstructures qu’il laisse s’échapper une bonne partie du son vers le haut et l’arrière. Le peu de chant qui nous parvient se dilue dans un halo réverbéré, avant même d’avoir franchi la barrière de la fosse. Faudrait‑il imposer aux décorateurs d’opéra un conseiller acoustique ? Après avoir entendu Degout et Lemieux, sublimes, à Strasbourg en version de concert, on enrage de devoir maintenant à ce point tendre l’oreille pour deviner ce qu’il sont en train de chanter, éloignés dans tous les coins d’un plateau immense. Les deux s’en tirent honorablement, lui avec sa noblesse innée, elle, toujours intense mais avec certaines tensions nouvelles dans l’aigu. Et puis il y a aussi l’Enée vigoureux, altier, véritable héros, du vétéran Gegory Kunde (68 ans !), mais sinon, on s’ennuie ferme.


Aussi parce que cette Prise de Troie reste très laborieuse visuellement. Les solistes errent de‑ci de‑là, le chœur entre et sort placidement, les éclairages n’ont guère de fonction dramatique, pénombre simplement accentuée quand on allume des bougies (en hommage à une madone incongrue, dont l’autel est dressé dans le coin gauche)... La scène muette d’Andromaque manque de focalisation, quant à l’arrivée du cheval ! Une simple inscription lumineuse « Das Pferd » descend des cintres, dérobade brechtienne que l’on accepterait peut‑être dans un contexte scénique plus brillant, mais qui là prend surtout des allures d’aveu d’impuissance.


Plein soleil ensuite sur Carthage. Cette fois le sol monte progressivement en gradins et le béton du décor est nettement plus haut, ce qui renvoie mieux le son. Une dizaine de figurants perfectionnent longuement leur bronzage intégral autour d’une piscine, mollement allongés, tantôt côté pile, tantôt côté face. Le chœur est relégué en coulisse : de toute façon, s’il était là, il créerait trop d’obstacles visuels empêchant l’observation de cette nonchalante communauté naturiste, et puis, que viendraient faire ici des constructeurs, matelots et moissonneurs ? Autre illumination, après dix minutes (on est décidément bien distrait ce soir !) : à part Didon et sa sœur (de toute façon pas nues, elles), il n’y a que des hommes sur le plateau. Curieux ! Et puis toute ambiguïté se lève, au fur et à mesure que le jour baisse et que l’excitation sexuelle monte à Carthage. Pendant la « Chasse royale et orage », le personnel installe deux écrans de home‑cinema (sic) sur lesquels sont projetées des vidéos plus explicites : une sorte de happening bisexuel esthétisant très sixties, plutôt chaste, à gauche, et en revanche une franche orgie gay à droite, avec de nombreux jeunes mâles dénudés en pleine action, diversement imbriqués... Là, le côté décalé de l’affaire devient carrément cocasse, encore qu’un peu moins ensuite, avec des images davantage underground, voluptés extrêmes où on jouit en se barbouillant de sang qui caillote. Des séquences toujours artistiquement filmées (Christophe Honoré, le maître d’œuvre, est un cinéaste en vue) mais qui s’appuient vraisemblablement sur des codes cinématographiques (Warhol ? Pasolini ?) qui nous échappent, et surtout auxquelles on peine à trouver toute justification par rapport au contexte, si ce n’est d’éviter de devoir gérer sur scène les numéros de ballet que l’on n’a pas voulu couper.


Que nous reste‑t‑il comme souvenirs visuels forts à l’issue de cette longue soirée, hors l’irritation suscitée par ces multiples provocations gadget ? Presque rien : la confrontation épique Degout/Lemieux à l’Acte I, çà et là quelques beaux éclairages de Dominique Bruguière (dont le talent paraît très sous‑employé), la théâtralisation de l’apparition des spectres... au mieux quelques lambeaux, là où on a encore la naïveté de penser qu’il faudrait pouvoir ressentir à tous moments l’éloquence et le souffle de Virgile.


Au cours des trois derniers actes, mieux favorisé par l’acoustique du décor, le chant reste brillant, avec toujours l’exceptionnel Enée de Gregory Kunde, ovationné par ce qu’il reste de salle après un « Inutiles regrets » d’anthologie, et l’honnête et constante Didon d’Ekaterina Semenchuk, au français approximatif et aux scories de timbre particulières, mais qui connaît bien son rôle et parvient à émouvoir. Le casting s’est aussi payé le vrai luxe d’Eve‑Maud Hubeaux en Ascagne, alors qu’on note par ailleurs la moelleuse Anna de Lindsay Ammann, le Narbal un peu engoncé de Bálint Szabó, voire un Hylas et un Iopas corrects, sans plus : une bonne gestion du potentiel de la troupe munichoise au sens large, mais qui apparaît stylistiquement un peu insuffisante.


Aucune réserve en revanche pour l’orchestre, l’une des toutes meilleurs phalanges lyriques mondiales, qui s’approprie Berlioz avec une formidable aisance, sous la direction d’un chef attentif à tout. Beaucoup de transparence et d’éclat, une multitude de détails, mais aussi une grande souplesse. Et pourtant les derniers Troyens munichois remontent à il y a deux décennies déjà, sous la direction de Zubin Mehta (et dans une mise en scène de Graham Vick heureusement plus réussie), donc vraiment pas un répertoire courant. Ces nouveaux Troyens culminent dans la nuit de Carthage, avec un septuor puis un duo d’une sensualité vibrante, où Daniele Rustioni fait palpiter l’orchestre au diapason des cœurs. Magique ! De quoi brièvement nous consoler d’un gâchis scénique par ailleurs continuel.



Laurent Barthel

 

 

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