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Autour de Stravinsky Baden-Baden Festspielhaus 04/10/2022 -
10 avril
Igor Stravinsky : Divertimento (Suite du « Baiser de la fée ») – Petrouchka
Johann Sebastian Bach : Concerto pour hautbois d’amour, BWV 1055R Albrecht Mayer (hautbois)
Berliner Philharmoniker, François‑Xavier Roth (direction)
13 avril
Ludwig van Beethoven : Ouverture Leonore III, opus 72
Richard Wagner : Tannhäuser : air « O du mein holder Abendstern »
Giuseppe Verdi : La forza del destino : air « Pace, pace, mio Dio »
Vincenzo Bellini : I puritani : duo « Il rival salvar tu dei... Suoni la tromba »
Gioachino Rossini : Il barbiere di Siviglia : air « La calunnia e un venticello »
Erich Wolfgang Korngold : Die tote Stadt, opus 12 : Lied « Glück, das mir verblieb »
Piotr Ilitch Tchaïkovski : Eugène Onéguine, opus 24 : air « Kuda, kuda vï udalilis »
Sergeï Rachmaninov : Vocalise, opus 34 n° 14
Igor Stravinsky : L’Oiseau de feu (Suite)
Saioa Hernández (soprano), Katharina Konradi, Rachel Willis‑Sørensen (sopranos), Bogdan Volkov (ténor), Thomas Hampson, Luca Pisaroni (barytons)
Berliner Philharmoniker, Andris Nelsons (direction)
16 avril
Jüri Reinvere : Notturno « Maria Anna, wach, im Nebenzimmer »
Mieczyslaw Weinberg : Concerto pour trompette et orchestre, opus 94
Igor Stravinsky : Le Sacre du printemps
Håkan Hardenberger (trompette)
Berliner Philharmoniker, Andris Nelsons (direction)
L. Pisaroni, T. Hampson, A. Nelsons (© Monika Rittershaus)
Outre quatre représentations de La Dame de pique, le cru 2022 du Festival de Pâques de Baden‑Baden proposait quatre grandes soirées des Berliner Philharmoniker, dont Iolanta de Tchaïkovski en version de concert. S’y ajoutait un programme court du Bundesjugendorchester (l’Orchestre allemand des jeunes, composé de musiciens entre 14 et 19 ans) dirigé par Kirill Petrenko (Finlandia de Sibelius et la Cinquième Symphonie de Beethoven), et enfin une abondante programmation de musique de chambre par les multiples petites formations issues des rangs de l’orchestre. Envie d’écouter des quatuors de Prokofiev, Arensky, Glinka... ? Ou encore la Suite pour orchestre de variétés de Chostakovitch, le Quintette avec piano de Rubinstein, le Premier Sextuor de Brahms, le Quintette de Rimski‑Korsakov par une équipe d’élite (Emmanuel Pahud, Wenzel Fuchs, Stefan Dohr...), voire les fameux 12 Cellisten der Berliner Philharmoniker, qui célébraient leur cinquantième anniversaire avec l’un de ces programmes melting pot qu’ils affectionnent... ? Un choix extrêmement large, sur une période de seulement dix jours.
Pour s’en tenir à l’activité symphonique, Kirill Petrenko devait diriger la soirée du 13 avril, avec Anna Netrebko en soliste, dans des Mélodies de Rachmaninov en version orchestrale et la Scène de la lettre d’Eugène Onéguine. Perspective favorable, Festspielhaus sold out depuis des semaines, et puis l’affaire que l’on sait, Anna Netrebko préférant prendre quelques mois de vacances, au vu d’un contexte politique devenant difficile à gérer. Quel programme de substitution trouver ? En définitive une affiche complètement différente, chef y compris, la soirée se transformant en un gala lyrique de grande envergure, « placé sous le signe de l’humanité et de la solidarité », sous la direction d’Andris Nelsons. Un défilé mêlant grandes stars et espoirs du chant déjà confirmés, avec pour dénominateur commun le raffinement du soutien orchestral prodigué par un chef auquel on découvre un authentique talent d’accompagnateur. Thomas Hampson et son gendre Luca Pisaroni ont beaucoup de classe naturelle, mais on aura rarement entendu un écrin aussi distingué et détaillé que celui que les Berliner Philharmoniker offrent à leur duo « Il rival salvar to dei... Suoni la tromba », extrait des Puritains de Bellini. De même, dans le Lied de Marietta, extrait de La Ville morte de Korngold, le timbre de soprano déjà voluptueux de Rachel Willis‑Sørensen peut s’épancher sur un coussin orchestral d’un confort extraordinaire, moelleux et moiré à souhait. Mais la phalange sait aussi escorter les grands moyens dramatiques de la soprano espagnole Saoia Hernández, dans « Pace, pace, mio Dio » de La Force du destin de Verdi, voire se mettre à l’écoute de la sensibilité extrême du ténor ukrainien Bogdan Volkov, dans un air de Lenski d’Eugène Onéguine bouleversant. Programme lyrique achevé sans paroles, par la toujours délicieuse soprano kirghize Katharina Konradi, dans la Vocalise de Rachmaninov. Six nationalités différentes, une thématique apaisée (la Romance à l’étoile de Tannhäuser par Thomas Hampson), en réaction à la guerre mais aussi aux fake news (l’air de la calomnie du Barbier de Séville par Luca Pisaroni) : le monde du chant se mobilise symboliquement, avec les faibles mais réels moyens qu’il peut aligner. Et pour la part symphonique de la soirée, Andris Nelsons, manifestement galvanisé par le défi de monter tout ce programme en extrêmement peu de temps, dirige de très convaincants Léonore III de Beethoven, et Suite de L’Oiseau de feu de Stravinsky. Même si l’orchestre connaît ces pages à la perfection, Andris Nelsons donne l’impression d’en prendre le contrôle, en étant présent exactement là où il le faut pour hausser l’interprétation à un niveau supérieur.
A. Nelsons (© Monika Rittershaus)
Trois jours plus tard, dans un morne Sacre du printemps, Andris Nelsons paraît en revanche bien neutre et dépourvu d’idées. Les Berliner Philharmoniker ne sont sans doute pas, de toute façon, la phalange de nos rêves pour une telle œuvre. Faute d’angles et d’aspérités, leur luxe sonore les expose fréquemment à tourner à vide, même les éventuelles originalités voulues par le chef risquant de paraître plaquées sur le sujet. C’était déjà le problème ici-même, avec Simon Rattle, en 2014, pour une interprétation au demeurant largement supérieure à celle-ci. Ce soir on retient surtout le solo initial de Stefan Schweigert, en fait un solo de fagott d’un lyrisme éperdu, presque vocal, là où on attendrait cependant quelque chose de beaucoup plus rude et bizarre, singularité qu’un basson de système français serait bien plus apte à mettre en valeur. On peut signaler aussi les recherches de nuances et les effets de mystère du « Cercle des adolescentes », mais pour le reste, Andris Nelsons paraît continuellement absent, voire tout juste au niveau des exigences purement techniques de la partition. Quant à la première partie du concert, après le joli brouillard orchestral impressionniste du Nocturne du compositeur estonien Jüri Reinvere, 10 minutes d’une musique sans ossature mais dont les nappes sonores peuvent dispenser quelques moments de rêverie pas désagréables, elle vaut surtout pour l’abrupt et sarcastique Concerto pour trompette de Mieczyslaw Weinberg. Le trompettiste suédois Håkan Hardenberger n’a peut‑être plus tout à fait les moyens physiques d’en assurer les aspects les plus exigeants, avec quelques déficits dans l’articulation des traits rapides, mais sa prestation reste fascinante, dans une œuvre à la fois brillante et riche en arrière‑plans inquiétants. Une musique d’écorché vif, qui masque mal ses plaies suppurantes sous des dehors goguenards (le défilé de citations du début du troisième mouvement : « Marche nuptiale » de Mendelssohn, Le Coq d’or, Carmen, Petrouchka, sous des déguisements extrêmement drôles) : Chostakovitch n’est jamais loin, mais l’humour noir d’un Schnittke non plus.
A. Mayer, F.-X. Roth (© Monika Rittershaus)
La palme du meilleur Stravinsky, au cours de ces trois soirées d’orchestre, revient à François‑Xavier Roth, avec un Petrouchka riche en couleurs, dirigé sans baguette mais d’une extrême attention portée aux phrasés et aux détails. Une direction d’une technicité sans faille, qui infléchit les Berliner Philharmoniker vers des choix esthétiques vraiment intéressants. Roth se rapproche plutôt de la transparence française d’un Ansermet, en se démarquant tout autant de la sauvagerie russe d’un Gergiev que des fondamentaux germaniques de la phalange berlinoise, même si cette dernière est devenue aujourd’hui très cosmopolite. Difficile en revanche de susciter un réel intérêt pour Le Baiser de la fée, où le néoclassicisme de Stravinsky, mâtiné d’hommage à Tchaïkovski, tourne relativement à vide : une substantielle succession de numéros d’orchestre, où il est toujours agréable d’écouter une phalange d’un tel lustre instrumental, mais guère plus. La présence de François‑Xavier Roth légitime aussi un crochet vers le baroque, avec le Concerto pour hautbois BWV 1055R de Bach. Albrecht Mayer, hautbois solo de l’orchestre, l’interprète avec toujours le même flegme imperturbable, comme si son instrument était le plus confortable du monde : attitude invariablement droite, dépourvue des incessants mouvements de flexion vers l’avant de certains de ses collègues (dont naguère ceux, visuellement insupportables, d’un Heinz Holliger), et aussi une technique de respiration continue qui autorise des traits d’une durée et d’une envolée incroyables. On peut préférer l’original pour clavier BWV 1055, à partir duquel ce concerto pour hautbois a été reconstitué, mais la démonstration technique du soliste est impressionnante, et toujours d’une musicalité irréprochable. Avant de réintégrer les rangs de l’orchestre pour la seconde partie du concert, Albrecht Mayer nous offre encore deux bis, méditatifs, fortement marqués par le contexte de guerre du moment : l’aria « Lascia, ch’io pianga » du Rinaldo de Haendel, enrichie au fil des strophes d’une élégante ornementation, puis le choral de Johann Sebastian Bach Ich ruf zu dir, Herr Jesu Christ (BWV 177).
Laurent Barthel
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