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L’Enlèvement au sérail prend l’Orient‑Express en gare de Marseille Marseille Opéra 04/19/2022 - et 21, 24, 26 avril 2022 Wolfgang Amadeus Mozart : Die Entführung aus dem Serail, K. 384 Serenad Uyar (Konstanze), Amélie Robins (Blonde), Julien Dran (Belmonte), Loïc Félix (Predrillo), Patrick Bolleire (Osmin), Bernhard Bettermann (Bassa Selim)
Chœur de l’Opéra de Marseille, Emmanuel Trenque (chef de chœur), Orchestre de l’Opéra de Marseille, Paolo Arrivabeni (direction musicale)
Dieter Kaegi (mise en scène), Stéphanie Kuhlmann (assistante à la mise en scène), Francis O’Connor (décors, costumes), Roberto Venturi (lumières), Gabriel Grinda (vidéo)
(© Christian Dresse)
On peut dire que Dieter Kaegi a de la suite dans les idées. Après une première mise en scène de L’Enlèvement mozartien en 1996 qui se déroulait sur un paquebot, il a récidivé en 2019 à Monte‑Carlo avec une autre mise en scène de la même œuvre qui avait cette fois pour cadre l’Orient‑Express. C’est elle, coproduite avec l’Opéra de Marseille, qui se joue maintenant dans la cité phocéenne. Leur point commun, outre le voyage, est un lieu fermé qui peut entrer en résonnance avec le sérail du livret de Gottlieb Stephanie (sans parler de l’Orient, ici mis en valeur). Il va sans dire qu’on goûte l’exotisme du procédé, quand on suit de scène en scène les étapes du train, de Marseille au Caire en passant par Salzbourg, Budapest et Istanbul. On prend plaisir à repérer les costumes typiques du début du XXe siècle de personnages typés pour chaque pays, qui d’étape en étape regardent passer le train depuis la gare, et en traversant la scène de droite à gauche sur un élément de décor mobile, donnent l’illusion du mouvement de la rame, mouvement agrémenté par les vidéos de Gabriel Grinda qui défilent au‑dessus du wagon, et nous font voir du pays. La scénographie, assez variée, permet des changements de décor fréquents : on passe du quai au couloir du wagon montrant une rangée de portes de cabines, aux cuisines du train où s’affairent servantes (dont Blonde) et cuisiniers, au wagon‑restaurant et à la cabine privée du Pacha où Selim et Konstanze se retrouvent le plus souvent, et au wagon‑bar où officie Pedrillo. Et quand arrive le « Martern aller Arten » de Konstanze, le wagon pivote, de sorte qu’elle se retrouve sur la rambarde à l’arrière de la rame. Un certain nombre de récitatifs sont adaptés, pour coller à l’intrigue : Belmonte demande à Osmin s’il est devant « le train du Pacha Selim », et Osmin est fier de lui dérober un appareil photo dont il détruit le négatif, quand il peste contre les intrus qui « visent à nous espionner » dans son second air « Solche hergelaufne Laffen » face à Pedrillo.
Mais la définition des personnages finit par en souffrir. Passons sur la curieuse fonction de propriétaire du train pour le Pacha, mais on peine à comprendre pourquoi Osmin veut empêcher Belmonte d’y monter, et sa fonction de contrôleur, si elle lui permet de jouer de la matraque comme son modèle, se révèle insuffisante pour expliquer à la fois sa rage et son importance dans le dispositif. Et quand Pedrillo permet aux deux couples de tenter une évasion avec une échelle, on ne comprend pas en quoi se retrouver sur le toit du wagon va les aider à fuir (au moins la chaloupe en 1996 était plus pertinente). Certains apprécieront la scène où, pendant que Belmonte chante un hymne à l’amour vrai (« Ich baue ganz » au troisième acte), il est croisé dans le couloir de la rame par toutes sortes de couples de noceurs qui cherchent une cabine pour satisfaire leurs pulsions, dans un frappant contraste. Mais le chœur des janissaires à la fin de l’ouvrage, s’il permet aux choristes de l’Opéra de Marseille de se distinguer, n’a guère de sens, entonné par les passagers du train.
S’il n’a pas eu à chercher bien loin une raison pour monter cette mise en scène, puisque l’Opéra municipal est coproducteur, Maurice Xiberras a totalement renouvelé la distribution par rapport à Monte‑Carlo, et il l’a finement concoctée, comme il en a l’habitude. En effet, les rôles sont remarquablement distribués, surtout du point de vue de la typologie vocale : la voix de Konstanze se distingue autant de celle de Blonde que celle de Pedrillo contraste avec celle de Belmonte, et Osmin, lui, est capable d’assumer les extrêmes d’un rôle à la limite des possibilités de la voix humaine. Serenad Uyar a non seulement été une Reine de la nuit sur les mêmes planches en 2019, elle a aussi chanté par ailleurs Violetta et les quatre rôles féminins des Contes d’Hoffmann. Ainsi son soprano est bien plus large et puissant que celui de Blonde, et s’épanouit autant dans le « Traurigkeit », où sa longueur de souffle fait merveille pour aboutir à un réel crescendo émotionnel lors des reprises, que dans les folles vocalises de « Martern aller Arten », où son refus se mue en rage. Si la direction d’acteurs la néglige un peu, elle est une Konstanze de chair et de larmes, d’une vraie densité dramatique. Blonde, elle, trouve en Amélie Robins un soprano beaucoup plus léger (le grave du duo avec Osmin est bien fluet) mais élégant et techniquement très sûr. Le personnage, lui, existe un peu moins, même s’il consacre la résistance des femmes à l’oppression masculine, avec une scène de cuisine où la soubrette fait battre en retraite Osmin avec un économe. Celui‑ci trouve en Patrick Bolleire une basse capable d’assumer les graves abyssaux du rôle, tout en jouant de la morgue et de la bonhommie mêlées du gardien-contrôleur, avec des accents particulièrement bien joués. Il va jusqu’à vocaliser avec élégance dans « Ach, wie will ich triumphieren », marquant les esprits à chaque intervention, grâce à une remarquable présence scénique, malgré un rôle dont les contours sont mal définis par la mise en scène : quel tour de force !
Loïc Félix est un excellent Pedrillo, au timbre chaud et suave, à l’intonation parfaite, à l’aigu sûr et épanoui. L’acteur rejoint le chanteur, et il brille particulièrement dans « Frisch zum Kampfe » et le duo « Vivat Bacchus » avec Osmin au deuxième acte, moment où la mise en scène devient plus efficace et dense, quand il joue avec les gens de maison au bonneteau avec le couvercle de son shaker puis enivre Osmin, le tout finissant avec les passagers en fête avec cotillons. Dommage qu’il doive faire trop d’acrobaties sur une échelle au moment du splendide « Im Mohrenland », ce qui nuit à sa projection et à l’émotion. Quant à Julien Dran, il se révèle tout simplement idéal en Belmonte. Son timbre chaud et d’une rare luminosité emplit les phrases du jeune Espagnol d’une aura splendide. Sa longueur de souffle, son lyrisme ardent, appuyé sur un grave étoffé, sa mezza voce de miel, font merveille dans l’émotion retenue de « O wie ängstlich » (quel diminuendo extatique sur « War es ein Traüm ? » !), dans la délicatesse tout en nuances de « Wenn der Freude Tränen fliessen » et s’épanouit totalement dans les vocalises éperdues d’« Ich baue ganz » où il mêle éclat vivifiant et nuances étreignantes, aboutissant à un véritable enchantement, le sommet de la soirée, salué par une ovation méritée. Quand on pense que c’était pour lui une prise de rôle, dans une langue difficile, comme d’ailleurs pour la totalité des protagonistes (sauf Loïc Félix), on ne peut que tirer son chapeau à cette équipe très équilibrée (et se demander pourquoi Julien Dran se voit si rarement confier des rôles mozartiens). Bernhard Bettermann, dans un rôle seulement parlé, donne à Selim une envergure certaine, même si la mise en scène en amoindrit l’impact à certains moments (il se déshabille et tente de violer Konstanze pendant « Martern aller Arten »).
Paolo Arrivabeni, habitué de la fosse marseillaise, dirige avec beaucoup de finesse l’orchestre maison, veillant à un remarquable équilibre des pupitres, les bois fruités n’étant jamais étouffés sous les cordes, les percussions, si importantes dans cette partition, toujours bien dosées, et il emporte le tout dans un tourbillon rafraîchissant, menant à bon port une production somme toute élégante, même si elle n’est pas totalement aboutie.
Philippe Manoli
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