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L’opéra, contre vents et marées

München
Nationaltheater
03/06/2022 -  et 10, 13 mars, 9, 12 juillet 2022
Benjamin Britten : Peter Grimes, opus 33
Stuart Skelton Stuart (Peter Grimes), Rachel Willis‑Sørensen (Ellen Orford), Iain Paterson (Balstrode), Claudia Mahnke (Auntie), Lindsay Ohse, Emily Pogorelc (Nièces), Thomas Ebenstein (Bob Boles), Brindley Sherratt (Swallow), Jennifer Johnston (Mrs Sedley), Robert Murray (Rev. Horace Adams), Konstantin Krimmel (Ned Keene), Daniel Noyola (Hobson), Markus Hellmund (Garçon)
Chor der Bayerischen Staatsoper, Stellario Fagone (chef de chœur), Bayerisches Staatsorchester, Edward Gardner (direction musicale)
Stefan Herheim (mise en scène), Silke Bauer (décors), Esther Bialas (costumes), Michael Bauer (lumières), Torge Møller (vidéo)


I. Paterson, J. Biber, S. Skelton (© Wilfried Hösl)


Une soirée au croisement de deux crises, l’une qui débute, l’autre qui perdure. La façade du Nationaltheater de Munich s’illumine de bleu et de jaune, en signe de solidarité avec l’Ukraine envahie, et Serge Dorny, nouvel intendant de la maison, prononce un bref discours : « L’opéra Peter Grimes a été créé à Londres en 1945. A l’époque l’Europe était en ruines, à l’issue d’une longue période de guerre... Nous dédions cette première à l’Ukraine. » Puis l’orchestre, sous la baguette d’Edward Gardner, joue l’hymne européen, appel solennel à la fraternité des peuples, devant une salle qui s’est spontanément levée. Annonce plus technique auparavant, plus habituelle aussi : plusieurs membres de l’équipe de la production fraîchement testés positifs au Covid‑19. Le ténor Kevin Conners, qu’il a fallu remplacer au pied levé dans le rôle de Bob Boles, et puis aussi le metteur en scène Stefan Herheim et ses proches collaborateurs, priés de rester en quarantaine et de ne pas venir saluer en fin de soirée. Rappelons que la première de cette nouvelle production aurait déjà dû avoir lieu, mais que les deux précédentes représentations ont été annulées du fait de nombreux autres cas positifs dans la distribution. Il y a vraiment des périodes où assurer la continuité de l’art relève du combat permanent !


Peter Grimes a beau être l’un des opéras les plus passionnants et émouvants du siècle dernier, on le joue peu hors du Royaume‑Uni. De mémoire, à Munich, il faut remonter à 1991, soit plus de trente ans, pour retrouver trace de la dernière production : une petite série de représentations dirigées par Andrew Davis, mise en scène de Tim Albery, avec René Kollo dans le rôle‑titre. Pour le public munichois de 2022, voire pour la presse, si l’on en juge par des articles qui éprouvent beaucoup le besoin de raconter et décrire ce qui pourtant devrait être bien connu, il semble donc bien s’agir, ni plus ni moins, d’une découverte. On en est d’autant plus reconnaissant à Stefan Herheim, habituellement plutôt enclin aux relectures intrusives, d’avoir respecté la lettre de l’ouvrage, sans en biaiser l’argument outre mesure.


Le chœur a énormément d’importance dans Peter Grimes. Ici on le ressent encore bien davantage sur un plateau très encombré, du fait d’un dispositif scénique resserré, qui ménage peu d’issues et contraint à de fréquentes bousculades. Un huis‑clos, avec pour seule échappatoire la mer, arrière‑plan souvent hostile (nombreuses projections et vidéos, d’un beau romantisme poétique à la Caspar Friedrich). A défaut de pittoresque (guère de jetées, de filets, d’embarcations, d’étals de poissons...), Stefan Herheim souligne surtout l’antagonisme entre une communauté bien‑pensante, mais aux multiples turpitudes cachées, et un individu résolument autre, un travailleur un peu autiste, qui vit en marge, et que personne ne comprend. Qui est Peter Grimes ? Presque un fantasme, issu d’un inconscient collectif qui a besoin de se fabriquer des monstres à exorciser. Très belle image, à un moment clé de cette mise en scène : le chœur s’agite dans tous les sens à la recherche de l’infanticide récidiviste présumé, alors qu’en fait Grimes est déjà bien présent, depuis le début, au cœur même de cette communauté en pleine hystérie collective. Mais on ne s’en aperçoit qu’au moment où tout le monde se disperse à sa recherche, et où il se retrouve abandonné brutalement, seul, au milieu d’une scène vide.


Ici on jauge et on juge, à l’image d’un dispositif scénique qui est surtout un lieu de rassemblement, pour un groupe polarisé en permanence contre un seul homme, lequel ne peut compter que sur deux alliés, l’institutrice Ellen Orford et le Capitaine Balstrode, eux-mêmes souvent en porte‑à‑faux. Salle de tribunal au début, salle des fêtes, église, pub voire tripot : il suffit d’une estrade escamotable, d’un plafond voûté de hauteur variable et de rideaux de théâtre pour définir tous ces espaces à partir des mêmes parois mobiles de bois. C’est efficace, bien éclairé, mais un peu simpliste : la première partie se cherche, tourne en rond. Le chœur, par manque de place, piétine souvent face à la rampe. Ce n’est qu’après l’entracte que le propos se structure, voire devient brillant. Herheim a le sens des images chocs, parfois lourdes (scène de fellation pendant la fête au village : les nièces d’Auntie en pleine prestation vénale !), mais souvent plus subtiles, autour du personnage muet de l’enfant moussaillon, double miniaturisé de Grimes, objet d’identification, voire de transfert affectif et de désir. Avec un art consommé d’exploiter la sublime musique des interludes, pour y placer au bon moment des échanges de regards, des instants d’intimité silencieux, chargés d’ambiguïtés et de non‑dits.


Pour cause de quarantaines en série, la production a manqué de répétitions, ce qui s’entend. Edward Gardner est un bon spécialiste de l’ouvrage, mais l’orchestre non, et certains réflexes ne fonctionnent pas. Les interludes fluctuent, pas très en place, ce qui limite leur pouvoir d’évocation. Les chœurs manquent de stabilité et se décalent, surtout les voix masculines, mais aussi les femmes, au cours de leur magnifique ensemble de la scène 8 de l’acte II. C’est plutôt dérangeant, mais ces problèmes s’amélioreront probablement au cours des représentations suivantes. D’ailleurs, au cours même de cette soirée de première, la qualité de l’exécution musicale suit une trajectoire nettement ascendante.


Favorisées par l’acoustique du décor, les voix solistes passent bien la rampe, et leur anglais aussi, beaucoup plus intelligible que celui du chœur. Stuart Skelton a indiscutablement le format vocal de Peter Grimes, mais davantage en gabarit, celui d’un vrai Heldentenor, qu’en souplesse. Les passages les plus étranges et lunaires du rôle, avec leurs excursions inconfortables vers l’aigu, lui posent quelques problèmes, mais la puissance d’évocation est bien là, relayée par un impressionnant physique pyramidal. Un Grimes plutôt dans la lignée d’un Jon Vickers que d’un Peter Pears. Même format de baroudeur des mers pour Iain Paterson, Balstrode dont la mise en scène accentue les aspects rogues et bourrus. Rachel Willis‑Sørensen, à la projection confortable, est une Ellen en rapport, robuste, les pieds sur terre, pas forcément le soprano un peu plus sophistiqué auquel on est habitué dans ce rôle. Distribution en tout cas très équilibrée, où peuvent briller de nombreux petits rôles, plus le ténor autrichien Thomas Ebenstein, Bob Boles arrivé le matin même de Vienne, où il vient de chanter dans une autre production de Peter Grimes, et qui s’intègre dans celle‑ci avec une aisance méritoire.



Laurent Barthel

 

 

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