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Dans l’œil du cyclone

Paris
Maison de la radio et de la musique
02/13/2022 -  
Jonathan Harvey : Timepieces (*)
Jean‑Luc Hervé : Autre Nature (création)
Samir Amarouch : Ensauvagement (création)
Tristan Murail : L’Œil du cyclone (création)

François‑Frédéric Guy (piano)
Orchestre philharmonique de Radio France, Brad Lubman, Edo Frenkel (*) (direction)


F.-F. Guy (© Caroline Doutre)


Eclipsé par la nouveauté et le rayonnement de pièces électroniques comme Mortuos plango (1980) et Bhakti (1982), Timepieces, donné en création française, révèle un versant trop négligé de l’œuvre de Jonathan Harvey (1939-2012). A l’instar de la Quatrième Symphonie (1916) de Charles Ives ou de Gam(m)es (1971) d’Ivo Malec, ce triptyque complété en 1987 requiert deux chefs d’orchestre « afin de réaliser un effet ingénieux : la désynchronisation de l’orchestre autour de deux temporalités » (Clara Muller). Les musiciens sont placés sous la férule de Brad Lubman (cordes et piano) et d’Edo Frenkel (vents et percussions). La troisième pièce préfigure le courant spectral, avec ce continuum étale aux cordes sur lequel s’inscrivent des événements punctiformes. Plus pulsé, le deuxième volet donne lieu à de subtiles superpositions métriques, tandis que le premier séduit par son instrumentation scintillante (harpe, piano, percussion-claviers). Les passages aléatoires favorisent l’interdépendance des pupitres ; prolifère alors un joyeux fouillis orchestral qui n’est pas sans rappeler l’univers de Bruno Maderna. Dans sa globalité, Timepieces cultive les oppositions franches par rapport aux œuvres de la dernière période de Harvey, décantées comme des toiles de Rothko.


Autre Nature de Jean‑Luc Hervé (né en 1960) revient à une disposition plus standard, à ceci près que l’orchestre, très important, s’octroie l’appoint de l’électronique. Son usage apparaît rien de moins que cosmétique, limité à quelques discrète interventions à l’exception notable de la coda, sensée suggérer « une grande polyphonie "d’animaux sonores" » à mesure que l’éclairage se tamise. L’orchestration travaille les cordes comme autant de lianes, donnant à percevoir une végétation luxuriante. D’où vient, dès lors, que la partition n’a pas convaincu ? La gestion du temps – primordiale chez Harvey – semble faire défaut à ces vingt minutes de musique flottante dont la trajectoire s’éparpille en modes de jeu prévisibles ; la concentration fléchit, faute de directivité.


Plus ramassée, la pièce de Samir Amarouch (né en 1991) s’appuie sur un texte moins esthétique que politique – aux résonances explicites – dont voici la dernière phrase : « Et cette peur distillée et employée par le politique porte les germes d’une violence et d’une destruction bien moins fantasmée ». Si violence il y a dans Ensauvagement, celle‑ci n’éclate jamais vraiment en dépit des forces en présence. Une violence contenue plutôt, prêtre à sourdre par intermittence, tels ces rugissements aux cuivres bouchés et autres glissandos des trombones à coulisse après une introduction col legno aux cordes, pianissimo. Ici aussi, la forme nous a semblé insuffisamment articulée – une succession de séquences juxtaposées sans nécessité. Fin énigmatique sur un ostinato... que la notice du compositeur nous incite à ressentir comme anxiogène.


Sous‑titré « Fantaisie-Impromptu pour piano orchestre », L’Œil du cyclone revient au genre du concerto dix ans après Le Désenchantement du monde. Tristan Murail l’a voulu « plus gai, plus féerique ». L’œuvre est toutefois traversée de moments nostalgiques, à commencer par ce thème dolent, en notes conjointes, joué dès l’ouverture par le soliste. L’écriture pianistique reprend certains idiomes du grand concerto romantique (arabesques, glissades en mouvements parallèles, étagement des sonorités sur la totalité du clavier, cascades d’accords, etc.), bien que l’on soit plus proche de l’esprit de la « symphonie avec piano obligé », telle que Brahms et Liszt en ont fourni le modèle. Au reste, Murail leur emprunte le principe des échappées solistes (violoncelle, violon et flûte notamment) – et, s’agissant du Hongrois, de la structure en un seul tenant – quand il ne lorgne pas vers son maître Olivier Messiaen (moments magiques de stases harmoniques). Le jeu très en fond de touche de François‑Frédéric Guy nous gratifie d’une cadence enivrante, franchement romantique. En assumant une certaine filiation dix‑neuvièmiste, Murail a sans doute fait de nécessité vertu, comme si son commerce distant avec le piano l’avait assujetti à louvoyer vers la tradition à défaut de pouvoir intégrer la gamme tempérée et la lourde mécanique de l’instrument à son univers spectral ; univers dont sa dernière manière s’émancipe ouvertement. Mais L’Œil du cyclone recèle d’autres sortilèges qui ne manquent pas d’entraîner l’auditeur dans son orbe, au premier rang desquels une réjouissante maestria orchestrale. Le Philharmonique de Radio France et Brad Lubman lui ont parfaitement rendu justice. Murail a beau regarder dans le rétroviseur, ainsi que le préconisait Verdi (« Tournons‑nous vers le passé, et ce sera un progrès ! »), il n’en creuse pas moins son propre sillon : celui d’un créateur d’une farouche indépendance et dans la pleine maîtrise de son art.


Ainsi se referme cette trente‑deuxième édition du festival Présences qu’on se réjouit de retrouver l’année prochaine avec l’une des compositrices les plus fêtées de la scène internationale : la Coréenne Unsuk Chin.



Jérémie Bigorie

 

 

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