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Le noir paradis des amours régressives

Bordeaux
Auditorium
01/31/2022 -  et 3, 6, 9*, 12 février 2022
Jules Massenet : Werther
Benjamin Bernheim (Werther), Michèle Losier (Charlotte), Lionel Lhote (Albert), Florie Valiquette (Sophie), Marc Scoffoni (Le Bailli), François‑Nicolas Geslot (Schmidt), Yuri Kissin (Johann)
Maîtrise Jeune académie vocale d’Aquitaine, Marie Chavanel (chef de chœur), Orchestre national Bordeaux Aquitaine, Pierre Dumoussaud (direction musicale)
Romain Gilbert (mise en scène), Mathieu Crescence (décors et costumes), François Menou (lumières)


M. Losier, B. Bernheim (© Eric Bouloumié)


« J’ai quelque chose à apporter au répertoire français » disait Benjamin Bernheim dans une interview en 2017. Depuis, sa prise de rôle en Des Grieux à l’Opéra de Bordeaux avait posé un jalon, suivi de Faust dans la version originale et enfin la version traditionnelle. Voilà qu’il revient à Bordeaux pour sa prise de rôle en Werther, très attendue. La production a dû se rabattre sur l’auditorium pour des raisons sanitaires, mais les attentes ont été globalement comblées. La production l’a entouré d’un casting de haute valeur, et a fait appel à des noms bien connus des Bordelais pour la direction et la mise en scène, Pierre Dumoussaud et Romain Gilbert. Même la pandémie a eu le bon goût de ne pas venir gâcher la fête...


Benjamin Bernheim s’inscrit dans une lignée prestigieuse de ténors français dits « de demi‑caractère » qui, de Georges Thill à Georges Noré, en passant par Charles Richard, puis Alain Vanzo et plus récemment Jean‑François Borras, ont défendu le style français, fait de clarté d’élocution, de pureté d’émission et de respect scrupuleux des nuances dynamiques. L’apport des « r » grasseyés est ici essentiel : suivant l’exemple de Roberto Alagna, Bernheim en éliminant les « r » roulés traditionnels permet au texte d’être perçu de façon plus naturelle, de sorte qu’il bénéficie d’une palette de colorations plus large servant plus finement l’éventail des émotions. Dès les premiers mots, « Je ne sais si je veille », les premiers émois de Werther sont ciselés par une diction superlative, laissant s’épanouir la lumière du timbre qui d’emblée rayonne jusqu’à l’éclat soutenu de « Et toi soleil, viens m’inonder de tes rayons ! ». Quelle délicatesse et quelle force à la fois dans ses élans (« Rêve, extase, bonheur »), dans ses déclarations enfiévrées au clair de lune (« mon être demeure indifférent à ce qui n’est pas vous »), jusqu’au lied d’Ossian, idéalement phrasé, avec des la dièse arrêtés comme par un couperet à l’unisson de l’orchestre ! Quelle émotion dans « J’en mourrais, Charlotte » en mezza voce ! Les pleins et les déliés de ce chant, maîtrisés sans solution de continuité, sont un modèle.


Pourtant, si l’on doit lui trouver un défaut, c’est dans la conception du personnage. En effet, tout palpitant qu’il soit, il est tout de lumière avant que la jalousie le pousse vers l’affliction. La mise en scène de Romain Gilbert, axée vers la psychologie, reste assez extérieure aux références littéraires du Sturm und Drang, et ce n’est pas la petite fleurette apportée par le double enfantin de Werther pour symboliser la « nature pleine de grâce, reine du temps et de l’espace » qui permet d’en saisir les arcanes. Car si Benjamin Bernheim est ici comme une splendide comète dont l’éclat va finir par disparaître, il n’est pas l’oiseau de nuit qu’a pu auparavant incarner Jonas Kaufmann. Le Werther du Français décrit une trajectoire : il devient tragique en perdant l’amour de Charlotte. Il n’est pas dès le départ le perdant de Goethe, l’incarnation du dépressif. S’il est fasciné par les enfants, qui dans cette mise en scène vont prendre une place considérable (Charlotte et Werther étant accompagnés sans cesse de leurs doubles enfantins), le Werther de Goethe comme celui de Massenet ne voit pas seulement en eux une illustration de l’innocence en soi, mais celle de l’innocence perdue du jeune romantique, qui après la « mort de Dieu » ne sait plus ce que c’est que l’accord avec le monde et la nature, recherchée vainement comme consolatrice (« Comme ils sont meilleurs que moi ! »). Wetzlar n’est pour Werther qu’une parenthèse, il y arrive sombre et y finit sa trajectoire après un moment d’amour rêvé. L’histoire d’amour avec Charlotte est d’ailleurs un quasi‑prétexte pour réaliser le penchant suicidaire qu’il a en lui dès avant leur rencontre. C’est ce « soleil noir de la mélancolie » qui peut‑être manque ici pour que l’incarnation soit parfaite.


Et l’incarnation du Bailli déçoit pour les mêmes raisons : Gilbert en fait un vieil homme jovial, bonhomme, charmant, primesautier et un rien porté sur le schnaps, alors que la délicate mélancolie du vieux bailli qui trouve le réconfort dans ses enfants et l’aide que Charlotte lui apporte dans son veuvage sont occultées. Sans être totalement affadi, le rôle d’Albert est tout de même concurrencé par celui de Sophie, qui est ici jalouse de son aînée, vole un baiser à Werther après son air, et lui offre un bouquet ensuite, allant enfin jusqu’à diriger les « Noël, Noël » des enfants du Bailli à l’heure de la mort de Werther, avec dépit. Ce développement n’est pas sans intérêt, mais s’il donne une nouvelle densité au personnage, il réduit l’histoire de Werther à celle d’un choix amoureux, ce qu’elle n’est pas.


Heureusement, l’Opéra de Bordeaux a réuni une équipe d’interprètes capables de défendre une œuvre qui ne doit pas reposer sur son seul interprète principal. Si nous avons des réserves sur les options de la mise en scène, il faut reconnaitre que la direction d’acteurs de Romain Gilbert n’appelle que des éloges : fine, variée en intentions, elle donne à tous une vie palpable.


Et Michèle Losier est bien digne de son Werther. Son mezzo ample, de grain basaltique rehaussé du plus lumineux métal, s’appuie sur une diction splendide, quasi racinienne, et une intonation parfaite, lui permettant de composer un personnage tout de retenue et de noblesse. Elle est bien digne de son partenaire dans le duo du clair de lune, pleine de regrets qui lui inondent l’âme, et émeut d’autant plus qu’elle est forcée à l’implicite dans le duo avec Albert. Enfin, dans ses deux airs de l’acte III, elle trouve le ton déchirant de la culpabilité, et jouant sur une longueur de souffle remarquable, elle exhale les larmes de Charlotte dans un phrasé maîtrisé, au plus près de la déclamation, mais stylisé : elle y met quelque chose d’altier et touchant à la fois. L’ambitus crucifiant de l’héroïne est totalement couvert, sans faille, et le legato d’école, les mezze voci d’un instrument puissant et plein, à la projection des plus franches, tout concourt à l’émotion dans ce chant éperdu, mais tenu.


Quant à Florie Valiquette, elle nous a épatés : on s’attendait à une habituelle soubrette dans le rôle de Sophie, mais elle a su mêler un art du dire étonnant à son chant lumineux, de sorte que le personnage prend une dimension inusitée pour une voix si légère. Lionel Lhote endosse les (très seyants) habits d’Albert avec bonhomie et compassion, une voix claire et haute d’émission, même si on le prive de sa responsabilité finale et donc d’un certain impact.


Marc Scoffoni offre au Bailli un baryton projeté, timbré, très bien articulé, il serait idéal si le personnage n’avait pas été quelque peu dévoyé. Mention à Yuri Kissin, basse à l’émission très pure, brillant dans un rôle de baryton, qui forme avec François‑Nicolas Geslot un joli duo bouffe, malgré le manque de métal du ténor. La maîtrise JAVA tire son épingle du jeu dans l’incarnation virevoltante des enfants du bailli, leur chant est digne d’éloges (bravo à Marie Chavanel). Quel plaisir que l’excellence absolue de la diction de tous ces protagonistes rende vain l’usage des surtitres !


Enfin, sur les épaules de Pierre Dumoussaud pesait la grande responsabilité de donner à cette équipe un écrin sonore raffiné, capable d’enrober délicatement leur chant et de l’accompagner avec toutes les richesses de l’orchestration de Massenet. L’orchestre de l’OnBA est en l’espèce un atout maître : les violons sont somptueux, les violoncelles à l’avenant, les cors sans la moindre faille, et le solo de saxophone alto qui accompagne l’air des larmes est digne de sa partenaire, c’est dire ! Surtout Pierre Dumoussaud sait accompagner le chant par une rigueur rythmique remarquable, relançant le discours, le caressant, dynamisant les phrasés des personnages, qualité rare. Dommage pourtant qu’il se laisse aller très vite à l’emphase, peut‑être piégé par l’acoustique réverbérée de l’auditorium : en maints endroits, il wagnérise un peu trop le discours, apportant une densité excessive à la texture du son au lieu de chercher la transparence de l’école française, jusqu’à dresser trop souvent un véritable mur de son, que même des voix puissantes peinent à percer : couvrir charlotte et Werther à la fin du duo qui suit le lied d’Ossian est bien dommage, et met un lourd bémol à ce qui aurait pu être une prestation exemplaire.


Romain Gilbert a joué à fond la carte du symbole pour construire sa lecture de l’histoire de Werther : la scène initiale, fondatrice, qui montre la mère de Werther gifler son double enfantin, avant qu’il cherche le réconfort dans son giron, dit l’essentiel au cours du Prélude: c’est dans les blessures de l’enfance qu’il voit la source des malheurs du héros, ce qui a un avantage : celui de placer Charlotte et Werther sur des trajectoires parallèles (et par là même peut‑être inconciliables), la castration symbolique du fils répondant en écho à la mortification de la fille par la promesse funeste arrachée par sa mère sur son lit de mort. Cette vision symbolique permet d’esquisser également l’aspect régressif du personnage de Werther, qui trouve refuge dans le lit de Charlotte habillé, comme auprès d’une mère. Quand les enfants jouent ensemble au début, échangeant leurs jouets, c’est à la fois l’innocence et l’immaturité qui sont symbolisées, et Gilbert use habilement d’un écart fait au parti pris symbolique aussi : alors que la plupart du temps les Werther et Charlotte enfants accompagnent leurs doubles comme des fantômes, quand Charlotte cède à Werther après le lied d’Ossian et que tout bascule, elle se reprend et cache les yeux de son double enfant sur les mots « Non ! Vous ne me verrez plus! », la sphère symbolique prenant un instant pied dans la réalité. Mais ce parti pris global a ses limites, particulièrement celle de l’excès de soulignement : quand le petit Werther mime les paroles de la dernière lettre de Werther que Charlotte chante. Les trophées sanguinolents des animaux censément chassés par Albert et accrochés aux murs de la chambre sont peut‑être excessifs pour nous faire comprendre que le mari bourgeois considère lui aussi sa femme comme un trophée.


Les décors de Mathieu Crescence cependant, organisés sur une tournette, montrant d’un côté la maison du Bailli surmontée d’un balcon et de l’autre un lit qui servira beaucoup, sont très efficaces, car ils permettent une continuité dans l’action qui fait mouche plus d’une fois. Eux aussi relèvent de l’ordre du symbolique, comme les lumières rouges ou bleues de François Menou, car la tournette finit par abolir la temporalité, Werther revenant avec sa partie de décor comme s’il n’était jamais parti, ce qui résonne avec le texte (« J’ignore s’il est jour, j’ignore s’il est nuit ») à tel point qu’on se retrouve globalement comme dans le rêve éveillé de Werther. Le fond du décor, représentant une mer noire aux reflets à la Soulages, exprime bien la permanence du gouffre qui menace le protagoniste. Cependant l’omniprésence du lit finit par lasser, et par être contre‑productive : le lied d’Ossian chanté dans ce lit, et les affres des deux airs tragiques de Charlotte qui suivent, s’accommodent mal de la position assise.


Mais l’ensemble de la scénographie permet de donner au déroulé de l’action une logique essentielle, et Romain Gilbert finit même par une image poétique très réussie : la neige qui tombe d’une maisonnette accrochée aux cintres ne symbolise pas seulement la période de Noël chantée par les bambins ou la glaciation des cœurs : on peut y voir la vie de Werther qui s’écoule et le fuit.



Philippe Manoli

 

 

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