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En mode survie Toulouse Théâtre du Capitole 01/21/2022 - et 22, 23, 25, 27, 28*, 29, 30 janvier 2022 Georges Bizet : Carmen Marie-Nicole Lemieux*/Eva Zaïcik (Carmen), Jean‑François Borras*/Michael Fabiano/Amadi Lagha (Don José), Alexandre Duhamel*/Armando Noguera/Pierre-Yves Pruvot (Escamillo), Elsa Benoit*/Anaïs Constans (Micaëla), Julien Véronèse (Zuniga), Victor Sicard (Moralès), Louise Foor*/Marie-Bénédicte Souquet (Frasquita), Marion Lebègue (Mercédès), Kamil Ben Hsaïn Lachiri*/Olivier Grand (Le Dancaïre), Raphaël Brémard*/Paco Garcia (Le Remendado), Franck T’Hézan (Lilas Pastia), Irene Rodriguez Olvera (danseuse)
Chœur du Théâtre du Capitole, Patrick Marie Aubert (chef de chœur), Maîtrise du Théâtre du Capitole, Gabriel Bourgoin (chef de chœur), Orchestre national du Capitole de Toulouse, Giuliano Carella (direction)
Jean-Louis Grinda (mise en scène), Vanessa d’Ayral de Sérignac (collaboration artistique), Eugénie Andrin (mouvements chorégraphiques), Rudy Sabounghi (décors, costumes), Françoise Raybaud Pace (costumes), Laurent Castaingt (lumières), Gabriel Grinda (vidéo)
E. Benoit, J.-F. Borras, M.-N. Lemieux (© Mirco Magliocca)
Peu de maisons sont épargnées par une pandémie qui n’en finit pas, et le Capitole de Toulouse, quoique frappé à la même enseigne que d’autres, fait feu de tout bois pour maintenir contre vents et marées ses productions. Ainsi cette Carmen change‑t‑elle de distribution à chaque date et, comme l’explique son directeur artistique, Christophe Ghristi, en prenant la parole juste avant la représentation, toutes les forces de la maison étant touchées, c’est grâce à des chanteurs venus de toute l’Europe (et même un qui va arriver des Etats‑-Unis), à des choristes et des instrumentistes venus de Montpellier que ce spectacle a pu avoir lieu le 28 janvier. Dès lors, il est bien entendu que nos avis doivent être modulés du fait de ces circonstances exceptionnelles. Entre les chanteurs tout juste remis du virus et ceux qui arrivent à la rescousse d’une production dont ils ne connaissent pas la mise en scène, il n’est pas évident de retrouver la cohérence et la cohésion d’équipe qui font tout le sel des représentations les plus réussies.
Du moins la mise en scène de Jean-Louis Grinda, que nous avions découverte sur la scène deux fois plus large de l’Auditorium Rainier III de Monte‑Carlo en novembre 2020, retrouve‑t‑elle les lieux de sa création en 2018, ce qui a d’évidents avantages pratiques, même si cette fois hélas ce ne sont plus les dialogues parlés consubstantiels à cette œuvre que nous entendons mais les récitatifs de Guiraud. On regrette d’être confronté à cette tradition un peu rétrograde qui nous prive de l’alternance parlé-chanté typique des productions de l’Opéra-Comique où le chef‑d’œuvre de Bizet a été pensé et créé avec ses dialogues, version qui s’est imposée aujourd’hui un peu partout. Et l’on est quelque peu surpris de trouver à la baguette un spécialiste du bel canto ultramontain pas totalement dans son élément dans cette musique.
Car la tradition locale porte haut une œuvre qui a fait les grandes heures de la maison au cours du XXe siècle. Et c’est dans ce lieu marqué que Marie‑Nicole Lemieux a voulu faire sa prise de rôle scénique d’un personnage incontournable, véritable totem du répertoire de mezzo‑soprano, prise de rôle longtemps repoussée. Il est bien certain que ce rôle, parmi les plus exposés scéniquement, lui pose cependant moins de problèmes que d’autres, plus exigeants avec l’ambitus, comme Dalila. Mais pour réussir une Carmen, il faut trouver son chemin, sa conception du personnage, et la mettre en relation avec celle proposée par la mise en scène. Et c’est peut-être là que réside la plus grande difficulté. Car la tradition a opposé plusieurs conceptions de Carmen, de la cigarière aguicheuse et « vamp » très souvent incarnée, à une conception plus « grande dame » défendue par la lignée Los Angeles-Crespin-Berganza avec des moyens bien différents. Aujourd’hui s’impose une voie originale, la Carmen libre, exigeante avec elle‑même, sans une once de vulgarité, éloignée de la couleur locale et des effets, qu’on peut retrouver chez des metteurs en scène comme Paul‑Emile Fourny et Jean‑François Sivadier. La mise en scène de Grinda, elle, met l’accent sur la violence de José, sur le féminicide, avec le meurtre de Carmen dès le Prélude, toute l’œuvre étant ensuite un flash‑back dans l’esprit du brigadier criminel. Les moments forts sont ceux où José étrangle, menace du poing ou du couteau, jette à terre la cigarière. Mais elle peut se passer de déhanchements intempestifs et de poses excessivement affriolantes, ce qu’Aude Extrémo avait réussi à Monte‑Carlo. La Carmen de Lemieux hésite entre toutes ces options, et finalement ne choisit pas. Ses qualités de récitaliste lui permettent de ciseler des phrases superbes en maints endroits, ce dont on ne peut que se délecter, mais elle se laisse aller aussi à quelques cris et raucités plutôt irritantes, comme à des poses au réalisme suggestif gênant. Sa Carmen est très vamp, un peu délurée, une mangeuse d’hommes qui veut se faire remarquer et prendre toute la lumière, presque un bas‑bleu, quand elle repousse Don José d’un coup de buste lors de la dernière scène. Vocalement, elle offre un timbre lumineux et chaud, qui permet beaucoup de nuances et de colorations ravissantes, toujours au service du sens, admirablement soutenues par un legato et une longueur de souffle digne des meilleures (« Là‑bas, là‑bas dans la montagne »), car l’artiste est grande, même si l’ambitus est tout de même un écueil : le grave est très poitriné (qu’on ne nous parle pas de contralto) et l’aigu souvent un peu arraché, proche du cri. Cette Carmen impressionne ou irrite mais tout de même échoue à émouvoir, sauf peut-être à la fin de l’acte deux (« La chose enivrante, la liberté, la liberté »). Peut-être évoluera-t-elle avec le temps, le travail remis sur le métier.
Jean‑François Borras, même si la voix met un peu de temps à se chauffer, renouvelle ensuite le miracle auquel on a assisté à Monte‑Carlo : son José est aussi impressionnant scéniquement que vocalement remarquable. Alors qu’on l’a souvent taxé d’apathie sur le plan du jeu théâtral, il livre au contraire dans ce rôle une prestation unique : jamais il ne gesticule, mais il est habité, et tous les sentiments contradictoires sont exprimés par son regard et son corps entier. L’or du timbre s’est un peu bruni (le virus, sans doute), mais sa diction d’une pureté exceptionnelle lui permet un éventail de nuances phénoménal, nous ramenant aux riches heures du chant d’avant‑guerre. Son José est loin des brutes auxquels on a longtemps été habitué, car l’aigu n’est pas d’une largeur herculéenne, mais son chant intériorisé fait mouche à chaque instant, ce qui rend les climax plus justes et percutants. C’est cette gestion de la dynamique qui impressionne le plus. L’air de la fleur est bien sûr un beau moment, mais le duo avec Micaëla du premier acte tout autant, car la voix claire d’Elsa Benoit est plus idéalement appariée à celle du ténor que celle de Lemieux. Cette Micaëla, grâce à une longueur de souffle remarquable, sculpte des phrasés somptueux au premier acte, et projette idéalement une voix légère, animée d’un vibratello séduisant. « Je dis que rien ne m’épouvante » à l’acte trois la voit cependant arriver au bout de ses possibilités, après un récitatif splendide : le rôle réclame ici une voix plus large.
Troisième personnage incontournable : celui d’Escamillo. Un rôle ingrat, peu payant, qu’un Tézier par exemple a fort peu fréquenté. A froid, l’air est d’une difficulté extrême, et ensuite le rôle est court, surtout si comme ici on a la mauvaise idée de faire une coupure dans le duo avec José au troisième acte. Alexandre Duhamel a sans doute peu de rivaux aujourd’hui pour satisfaire aux exigences de ce rôle : il maîtrise l’ambitus avec une rare aisance, ses aigus sont faciles et timbrés, son phrasé remarquable (tant qu’on lui en laisse la possibilité, Carella n’étant pas un modèle du genre dans l’air). Il donne à l’acte trois puis au quatre toute la mesure de son talent, bête de scène face à un Borras tendu comme un arc, et par des sourires carnassiers alliés à un legato de rêve, distille des phrases enchanteresses à Carmen comme des menaces amusées à José : formidable.
Parmi les rôles secondaires, on remarque deux barytons légers, véritables incarnations du baryton d’opéra-comique de tradition : Victor Sicard en Moralès, Kamil Ben Hsaïn Lachiri en Dancaïre (deux chanteurs accourus à la rescousse de la distribution, d’autant plus à féliciter). Le Zuniga de Julien Véronèse est imposant vocalement, le Remendado de Raphaël Brémard juste parfait (lui aussi vient d’arriver). Louise Foor n’évite pas les aigus acides de tant de Frasquita, Marion Lebègue offre une Mercédès sobre, de très belle facture.
Bien que masqués, les chœurs réussissent une performance de tout premier plan, les femmes n’ayant pour une fois rien à envier à la cohésion des hommes (à la sortie de la fabrique, au début de l’acte quatre) : félicitons Patrick‑Marie Aubert et Gabriel Bourgoin, la Maîtrise se montrant au niveau de l’enjeu malgré les défections. Les fins d’acte d’ailleurs sont plus enlevées, et plus réussies sous la baguette inégale de Giuliano Carella. Il bénéficie d’un orchestre aux pupitres magnifiques (exceptionnel piccolo, flûte solo et hautbois remarquables, des cors fondus et poétiques, des premiers violons de rêve), mais il ne sent pas la pulsation de cette musique, dirigeant large et parfois trop fort (il peut couvrir Escamillo ou José sur certains de leurs fortissimi), sauf dans les ensembles et les parties chorales, où sa battue se fait enfin dynamique. Les somptueux jeux de lumière et d’ombres réglés par Laurent Castaingt tout au long du spectacle donnent à la scène finale un impact remarquable, dans le décor bien connu de Rudy Sabounghi : on sort ainsi du spectacle sur une note heureuse, malgré ses faiblesses, pas toutes à mettre sur le compte des conditions très particulières dans lesquelles il s’est déroulé.
Philippe Manoli
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