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Queer and care

Lille
Opéra
01/21/2022 -  et 23, 25, 27, 28 janvier (Lille), 10, 11, 13 février (Montpellier), 30 septembre, 2, 4 octobre (Nancy) 2022
Sivan Eldar : Like flesh (création)
Helena Rasker (La Femme, L’Arbre), Williams Dazeley (Le Forestier), Juliette Allen (L’Etudiante), Adèle Carlier, Hélène Fauchère, Guilhem Terrail, Sean Clayton, René Ramos Premier, Florent Baffi (La Forêt)
Augustin Muller (réalisation informatique musicale Ircam), Florent Derex (projection sonore), Le Balcon, Maxime Pascal (direction musicale)
Silva Costa (mise en scène, scénographie), Francesco d’Abbraccio (création vidéo IA), Laura Dondoli (costumes), Andrea Sanson (lumières)


(© Simon Gosselin)


Une aura avantageuse précède la création mondiale de Like flesh à l’Opéra de Lille, avant une tournée à Montpellier – où Sivan Eldar (née en 1985) est en résidence – et à Nancy : cet opéra de chambre multimédia, conçu en collaboration avec le réalisateur en informatique musical Augustin Muller, a reçu le Prix FEDORA OPERA 2021.


Le livret, vaguement inspiré d’Ovide, traite de la passion et de la violence ; de la métamorphose surtout, à ceci près que le Latin en fait le point d’arrivée de ses poèmes (et Strauss de son opéra Daphné), quand Cordelia Lynn en fait le point de départ de son livret. Disons‑le sans ambages : l’homme, a fortiori blanc, n’y a pas le beau rôle. Insensible à la souffrance animale et végétale, idiot utile du grand capitalisme et de son idéologie mortifère, il assiste, impuissant, au départ de son épouse (âgée d’une soixantaine d’années) et à sa mutation en arbre. A l’instar de L’Enfant et les Sortilèges, il inflige blessures et plaies à l’écorce. Mais contrairement au gamin de Colette, il ne viendra pas à résipiscence. Protagoniste à part entière, La Forêt s’exprime à la manière des chœurs antiques. La Femme trouvera le grand amour au contact d’une jeune étudiante, que le couple héberge. Celle‑ci apparaît comme un personnage pasolinien, catalyseur des réactions qui révèlent les êtres à eux‑mêmes, à commencer par la prise de conscience par La Femme de son homosexualité. Lors de la dernière scène, d’un érotisme végétal inédit sur une scène lyrique, « l’Etudiante aspire à la fusion avec l’Arbre ».


Le propos eût gagné en lisibilité si la librettiste avait réduit l’empan de son imaginaire à une problématique particulière – la question du genre, l’amour homosexuel entre deux femmes d’âge différent, la déforestation ou le bien‑être animal – au lieu de tenter une agrégation aussi ambitieuse que périlleuse. En attendant qu’un exégète passe le texte au tamis de sa sagacité, Cordelia Lynn confesse : « ... je ne peux pas et ne me propose pas d’accomplir une œuvre parfaite, et j’assume qu’il puisse y avoir certaines incohérences et des nœuds problématiques, à plus forte raison dès l’instant où le genre, la classe, la race ou encore le changement climatique sont en jeu ».


Objet de discorde dans l’opinion, les revendications des minorités – auxquelles certains reprochent de saper les universaux formant le socle de nos sociétés modernes – trouvent ici une traduction artistique et allégorique qui ennoblit leur cause. L’on sait gré aux maîtres d’œuvre de Like flesh d’offrir un spectacle esthétiquement beau.


Les vidéos ventilées sur trois écrans de Francesco d’Abbraccio, à défaut d’éviter l’écueil tautologique, dispensent de suggestifs jeux de formes et de couleurs : voici des feuillages dont les pigments varient au gré des saisons, des anamorphoses où l’œil agrandi d’une chouette hulotte rencontre celui d’un lièvre, des crépitements s’escarbilles, des cataractes d’amibes versicolores.


Le spectacle se veut « immersif », aussi la spatialisation joue t elle un rôle primordial dans Like flesh, avec un réseau de soixante quatre haut parleurs placés à la fois sous les sièges du public et disposés dans la salle de façon à moduler progressivement la perception de l’espace.


L’ensemble Le Balcon évolue ici en terrain conquis, lui qui a l’amplification sonore inscrite dans son ADN. Rarement la gestique de Maxime Pascal aura paru aussi ronde, au diapason d’une musique galbée, tout en courbes et en volutes, de la compositrice israélienne. A l’exception notable de la scène « Ce que l’homme a fait », où les multiples crimes (d)énoncés en un débit précipité s’accompagnent d’une rythmique heurtée et haletante, on évolue plus dans le « temps lisse » que dans le « temps strié » – pour reprendre le lexique boulézien. L’orchestre (pourvu d’un accordéon) privilégie les procédés de tuilages, les jeux de timbres entre les instruments et l’électronique.


La direction d’acteur de Silva Costa relève de la mise en espace d’un oratorio – un surcroît d’agitation scénique eût certainement nuit au propos. Les lumières tamisées valorisent la création vidéo, tandis qu’une rangée de chaises et les larges troncs travaillés par Le Forestier rappellent l’omniprésence du bois. Des éclats de mousses sur les jambes de La Femme cristallisent sa transformation en Arbre, autour duquel le chœur de la Forêt prodigue ses mains tendues comme autant de branchages.


La distribution mérite les éloges, aussi bien dans le jeu (épuré) que dans le chant, dont l’écriture, à la manière d’un récitatif souple, favorise les intervalles réduits. La soprano Juliette Allen capte parfaitement l’innocence et les turpitudes d’un corps appelé à transgresser la norme. Oscillant entre Sprechgesang, chuchotements et clameurs, William Dazeley écope de la vocalité la plus tendue et la plus ingrate. Difficile de rester insensible à l’incarnation d’Helena Rasker. Le timbre d’abord : océanique, il ressortit de ces amples mezzos qui portent l’émotion ; la présence scénique ensuite : à la fois pietà tenant l’Etudiante dans son giron, et Mater dolorosa aux pieds d’une nature meurtrie, elle apporte une touche d’espoir et de bienveillance avant le sombre épilogue – mise en garde de la Terre amenée à exercer sa vengeance par le biais des catastrophes naturelles.


« Kill and care » (« tuer et soigner »), dit L’Arbre après avoir subi une estafilade. On déclinera celle belle assonance en sous titrant l’opéra « Queer and care » ; ce qui, à défaut de pouvoir le résumer entièrement, ne le défigurera pas.


Le site de Sivan Eldar



Jérémie Bigorie

 

 

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