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Un Wozzeck puéril Toulouse Théâtre du Capitole 11/19/2021 - et 21, 23, 25 novembre 2021 Alban Berg : Wozzeck, opus 7 Stéphane Degout (Wozzeck), Nikolai Schukoff (Le tambour-major), Thomas Bettinger (Andres), Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Le capitaine), Falk Struckmann (Le docteur), Kristofer Lundin (Le fou), Sophie Koch (Marie), Anaïk Morel (Margret), Matthieu Toulouse, Guillaume Andrieux (Ouvriers), Dimitri Doré (L’enfant de Marie)
Chœur et Maîtrise du Théâtre du Capitole, Gabriel Bourgoin (direction du chœur), Orchestre national du Capitole, Leo Hussain (direction musicale)
Michel Fau (mise en scène), Emmanuel Charles (décor), David Belugou (costumes), Joël Fabing (lumières)
S. Degout, S. Koch (© Mirco Magliocca)
« Dramaturge du Théâtre du Capitole » auquel on doit les remarquables notes de programme, Dorian Astor est un familier de Büchner pour s’être attelé à Chantier Wozzeck, commande de la Péniche Opéra créée en 2014 au Théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-Seine. Ce « chantier », c’est d’abord celui laissé par Büchner, fauché par la mort à 23 ans en pleine élaboration de sa pièce. Au diapason de la musique pétrie de réminiscences urbaines d’Aurélien Dumont, sa mise en scène avait fait le choix de déconnecter l’œuvre de sa source historique et d’en interroger, à nouveaux frais, la superbe violence. Scène qui n’est jamais qu’un ring entre les cordes duquel se battent ou s’idolâtrent des personnages qui se donnent la réplique, mais ne se répondent jamais, et comment le pourraient-ils ? C’est leur raison d’être, cette impossibilité.
Michel Fau, pour sa troisième production à Toulouse après Ariane à Naxos et Elektra, choisit de baigner l’intrigue dans son jus (vers 1820) non sans imprimer sa propre entorse aux didascalies. D’une naïveté pleinement assumée, celle-ci consiste à présenter l’opéra à travers la psyché de l’enfant, en proie à ses cauchemars et à ses hallucinations. L’acteur Dimitri Doré ne quittera pas la scène, tour à tour prostré face à son théâtre intérieur et en mouvement lors des interludes instrumentaux. L’expressionnisme du début du XXe siècle se conjugue à la machinerie baroque... avec un bonheur inégal : salamandre rampante préfigurant celle évoquée par le docteur dans son soliloque, globe rougeoyant en guise de lune funeste, lapin gonflable aux attitudes de cartoon, squelette de laboratoire en mouvement, ange du sommeil, etc. A ces adjuvants efficaces – qui ne manquent pas d’arracher des rires à l’assistance –, on préfère la mutation du fou en figure christique. Doué de préscience, celui-ci annonce la catastrophe au moment de sa seule réplique (« Je sens le sang »). Il partagera la scène aux côtés de l’enfant jusqu’au baisser de rideau. Dommage que l’ultime image verse à ce point dans le kitch, avec cheval de carrousel (et que viennent faire ici ces lions vénitiens ? cette déesse Diane ?) sur quoi prend congé l’orphelin couronné, désormais apte à affronter son destin.
Epinglés comme des insignes sur le camaïeu grisâtre du décor unique (chambre meublée d’un lit surmonté d’un crucifix), les costumes bigarrés du tambour-major, du capitaine et des militaires sont semblables à ceux des Soldats de Zimmermann dans la version emblématique de Harry Kupfer à Stuttgart en 1989.
Au crédit de cette production, il faut inscrire la direction de Leo Hussain. Précise, attentive à ne jamais couvrir les chanteurs en dépit de l’important effectif (soulignons la parfaite coordination avec les musiciens de scène lors du deuxième acte), elle tire le meilleur du Chœur et de l’Orchestre du Capitole – dans une forme olympique. Tout juste regrettera-t-on, au début, une gestique un peu trop droite (manque de poussées lyriques aux cordes), mais l’agogique dûment prescrite par le compositeur reprend ses droits au cours de la représentation.
Au fascinant travail sur les corps opéré par Chéreau, Fau oppose des références explicites au cinéma muet. De là un personnage éponyme qui évolue comme intégré à la pellicule d’un film quand il ne se fige pas en des postures artificielles. Stéphane Degout dispense un chant (trop ?) somptueux, prodigue en couleurs et en modulations (là où beaucoup cultivent un mezza voce univoque), avec un je-ne-sais-quoi de français dans la manière de poser la voix et de ciseler les phonèmes – ce qui n’altère en rien sa prononciation impeccable de l’allemand. Egalement très attendue dans sa prise de rôle, Sophie Koch est à la hauteur de son partenaire. Sa prestation tend vers la première scène de l’acte III (Marie médite sur des passages de la Bible), où les sanglots réprimés et les gestes souvent mélodramatiques laissent percer sa confession bouleversante (« Seigneur, prends aussi pitié de moi ! »), déclamée avec une opulence toute wagnérienne. Nikolai Schukoff campe un tambour-major antipathique et priapique à souhait, dardant ses aigus avec l’arrogance d’un coq de bruyère. A la fois bouffon et inquiétant, Wolfgang Ablinger-Sperrhacke ne fait qu’une bouchée du rôle hérissé d’intervalles disjoints du capitaine (qu’il avait déjà incarné à Munich en 2019 dans une production d’Andreas Kriegenburg), auprès duquel Falk Struckmann paraît plus inhibé en docteur. La Margret cinglante d’Anaïk Morel et l’Andres compatissant de Thomas Bettinger complètent avantageusement le plateau de ce Wozzeck vocalement très convaincant, mais dont la mise en scène ébranle moins la sensibilité qu’elle ne procure d’agrément.
Jérémie Bigorie
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