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Petrenko joue de l’orchestre ! Baden-Baden Festspielhaus 11/06/2021 - et 29 (Salzburg) août, 1er (Luzern), 4 (Paris) septembre, 2 novembre (Frankfurt) 2021 Carl Maria von Weber : Oberon: Ouverture
Paul Hindemith : Symphonic Metamorphosis of Themes by Carl Maria von Weber
Franz Schubert : Symphonie n° 9 en ut majeur «La Grande», D. 944 Berliner Philharmoniker, Kirill Petrenko (direction) (© Monika Rittershaus)
Enfin ! Les Berliner Philharmoniker, privés deux printemps successifs de Festival de Pâques à Baden-Baden, en raison de la longue fermeture du Festspielhaus pour raisons sanitaires, peuvent à nouveau s’y produire, et avec Kirill Petrenko, leur nouveau directeur musical officiel, les précédents concerts de Petrenko, en 2017 et 2019, n’ayant encore été dirigés ici qu’au titre de successeur désigné de Simon Rattle. Entre-temps la coopération entre Berlin et Baden-Baden, où l’intendant a aussi changé, n’a été que frustrations, chaque projet devant systématiquement être abandonné en raison du contexte épidémique : pas de Fidelio, ni de concerts, en 2020, le décor de l’opéra de Beethoven, déjà fin prêt sur le plateau du Festspielhaus, se recouvrant lentement de poussière dans une maison déserte avant d’être remisé, et celui de Mazeppa de Tchaïkovski en 2021 étant resté, lui, plus prudemment à l’état de maquette. Un projet de résidence des Berliner Philharmoniker en mai 2021, trop précoce encore, n’avait pas pu se concrétiser non plus. Donc, en ce moment, avec le présent cycle de trois concerts dirigés par Kirill Petrenko, dont Mazeppa en version concertante, plus deux concerts de musique de chambre, c’est en quelque sorte Pâques en novembre à Baden-Baden ! Inédit, mais réconfortant.
Rien que retrouver le son berlinois en direct, autrement que par le truchement de la technique d’enregistrement, au demeurant excellente, du Digital Concert Hall, procure un plaisir physique. Le simple remugle des contrebasses en train de s’échauffer, dans la salle encore déserte, est déjà magique. Les musiciens arrivent masqués, Kirill Petrenko aussi, mais ces protections sont vite enlevées, et sinon, tout est redevenu normal, du moins côté plateau. Côté salle, l’auditoire reste à visage couvert, et il est toujours truffé de places laissées vides (là, on ne sait plus s’il s’agit encore des contraintes sanitaires, ou d’une mévente des billets, ou peut-être des deux...), mais avec quand même suffisamment de public pour préserver une véritable ambiance de concert.
On attendait de Stefan Dohr un appel de cor enchanteur au début de l’Ouverture d’Obéron de Weber, et évidemment c’est le cas. Aucun suspense ! Ce qui surprend davantage, c’est la réactivité fulgurante des cordes dans l’allegro qui va suivre peu après. Là, Petrenko marque bien son territoire, la récente période de dix-huit mois, pour nous extrêmement grise, ayant manifestement été mise à profit à Berlin pour travailler. On reste stupéfié par cette métamorphose des Philharmoniker, qui au contact de leur nouveau chef ont perdu beaucoup de l’inertie de grande machine, qui grevait encore, par exemple, leur Cinquième Symphonie de Tchaïkovski à Baden-Baden en 2019. Exactement comme à Munich, son mandat précédent, Petrenko a réussi à prendre un véritable contrôle sur tout ce qui se passe, avec à la clé un instrument plus conforme à sa personnalité. Car, où qu’on ait pu l’entendre jusqu’à présent, c’est là l’une des caractéristiques les plus notables de Petrenko, son aptitude à jouer de l’orchestre comme d’autres jouent du piano. Que ce soit dans le grave ou dans l’aigu, dans les mélodies principales ou les voix intermédiaires, tout paraît coordonné par le même cerveau et ne laisse aucune place à l’improvisation. En définitive, l’antithèse du système Rattle, où quand le chef s’occupait d’une partie de l’orchestre, tout le reste lui échappait, rapport de confiance entre collègues, certes, et en conservant toujours un niveau enviable, mais au risque d’une certaine lourdeur qui ne manquait jamais de se réinstaller, surtout en cas d’effectifs pléthoriques. Ici, et même dès l’ouverture du concert, tout est quadrillé, calibré au plus juste poids, et bien sûr magistralement envoyé. On découvre un Weber de grand format, avec de fantastiques lames de fond, très romantiques, des cordes, des soli irradiants, et par dessus tout un sens de l’avancée, une agogique inexorable, absolument sidérants.
Même constat pour la Neuvième Symphonie de Schubert : l’avancée, toujours. Moins qu’une question de tempo, une gestion extraordinaire des tensions et des enchaînements. Jamais cette musique ne donne l’impression de stagner, les « divines longueurs » schubertiennes paraissant comme gommées, ce qui pourrait même être tenu pour un défaut, pour qui s’est trop habitué ici à une certaine emphase, en quelques sorte pré-brucknérienne. Avec Petrenko, cette dimension n’apparaît jamais, et même les appels de trombone du premier mouvement, joués rigoureusement piano, fonctionnent davantage comme des éléments structuraux abstraits, que comme l’évocation d’une marche. Mais c’est justement ce sens de la structure, la relativisation de chaque élément à l’intérieur d’une progression longuement préméditée, qui fascine. Avec pour sommet absolu la construction de l’Andante con moto, accumulation progressive de matériau sonore jusqu’à la déflagration triple forte, avant qu’un bref silence ne retombe comme un couperet. On en reste abasourdi ! Quant à l’Allegro vivace final, ce n’est pas davantage à Bruckner qu’il fait penser, mais à Beethoven, ce qui est somme toute beaucoup plus logique. Une conception radicale, mais que les Philharmoniker suivent avec une évidente conviction, et un jeu instrumental d’une idéale perfection.
Seule pièce plus audacieuse de la soirée, les Métamorphoses symphoniques sur des thèmes de Carl Maria von Weber de Hindemith, déclenchent quelques huées en provenance d’un balcon. Une programmation encore dérangeante aujourd’hui ? C’est bien possible, après tout. Pourtant cette pièce est avant tout une exaltante démonstration d’orchestre, et sous la baguette hyperactive de Petrenko, la mécanique tourne avec une précision hallucinante. Comment résister à une telle musique, certes d’une distanciation préméditée un peu particulière, mais tellement belle dans sa relative froideur, mélange habilement dosé d’inspiration mélodique très franche et d’abstraction ? Contrairement à ce qui se passe dans nos références discographiques habituelles, dont les deux versions de Claudio Abbado, Petrenko semble non plus délivrer l’enveloppe globale d’une trame souvent touffue, mais aller très loin dans l’analyse pupitre par pupitre, ce qui valorise certains solos avec une force incroyable : clarinette, flûte, et bien sûr timbales (un moment très attendu, toujours exaltant). Petrenko et Berlin se sont décidément bien trouvés : un tel chef méritait un tel instrument, et inversement...
Laurent Barthel
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