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Enfin un opéra russe Liège Opéra royal de Wallonie 10/22/2021 - et 24*, 26, 28, 30 octobre 2021 Piotr Ilyitch Tchaïkovski: Eugène Onéguine, opus 24 Vasily Ladyuk (Eugène Onéguine), Ruzan Mantashyan/Natalia Tanasii* (Tatiana), Maria Barakova (Olga), Alexei Dolgov (Lensky), Ildar Abdrazakov (Prince Grémine), Zoryana Kushpler (Madame Larina), Margarita Nekrasova (Filipievna), Thomas Morris (Monsieur Triquet), Daniel Golossov (Zaretsky, Le capitaine)
Chœurs de l’Opéra royal de Wallonie, Denis Segond (chef des chœurs), Orchestre de l’Opéra royal de Wallonie, Speranza Scappucci (direction)
Eric Vigié (mise en scène, costumes), Gary McCann (décors), Henri Merzeau (lumières)
(© Opéra royal de Wallonie/Jonathan Berger)
Enfin un opéra russe à l’Opéra royal de Wallonie: Eugène Onéguine (1879) n’y avait plus été représenté depuis 1994. Transposée durant les années de révolution au début du vingtième siècle, la mise en scène d’Eric Vigié illustre l’évolution historique et sociale de l’époque en Russie, parfois en forçant le trait, au risque de la maladresse : la grande statue de Lénine appuie un peu trop la démonstration, celle de Staline relève de l’incohérence historique. La scénographie procure malgré tout une impression de sobriété. Gary McCann a vraiment conçu de beaux décors, dépouillés, sublimés par de superbes éclairages, aux teintes changeantes parfaitement en situation. Le rideau se lève ainsi sur un cadre champêtre lumineux et paisible, la scène de la lettre se tient dans un intérieur tout de transparence. Ceux qui s’attendent à admirer de chatoyantes tenues lors du bal seront déçus, et chacun sait à quel point les ateliers sont capables de réaliser de merveilleux costumes, mais le metteur en scène assume ce choix : pas de crinoline, mais des habits militaires. Toutefois, une vraie direction d’acteur rend les personnages et les situations réalistes. Surtout réussie dans les scènes intimistes, cette mise en scène aux intentions claires comporte en fin de compte bien plus de qualités que de défauts, développe même de bonnes idées, comme ce film muet projeté durant l’air du prince Grémine ou l’irruption d’une très jeune fille dansant en tutu, sous le regard concupiscent et faussement bienveillant des puissants. Passons sur la chorégraphie un peu ridicule et sur le second entracte qui allonge la représentation en rompant la continuité du drame : voilà une mise en scène que le nouveau directeur général et artistique, Stefano Pace, pourrait reprendre.
L’Opéra royal de Wallonie réunit pour cette coproduction avec l’Opéra de Lausanne une distribution d’assez haut niveau, essentiellement composée de chanteurs russes ou originaires d’une ancienne république soviétique. Natalia Tanasii remplace pour la représentation de ce dimanche Ruzan Mantashyan, annoncée souffrante, sans que cela ne suscite le moindre regret. La soprano livre, en effet, une remarquable prestation au pied levé, étonnamment pleine d’aisance, comme si elle avait participé aux répétitions depuis le début. Elle s’illustre en Tatiana par une voix bien projetée et richement timbrée, un jeu crédible, un chant maitrisé – son grand air dans la scène de la lettre, rigoureusement construit, présente une grande justesse d’expression. Natalia Tanasii brosse un beau portrait de jeune femme solaire devenue une froide et élégante aristocrate.
Vasily Ladyuk manque dans un premier temps de charisme et d’arrogance en Eugène Onéguine, mais le baryton paraît autrement plus convaincant par la suite, lorsqu’il se rend compte qu’il a absolument tout perdu : le chant demeure en tout cas toujours soigné. La voix d’Alexei Dolgov accuse parfois quelques duretés mais le ténor habite intensément le personnage de Lensky. Son air du deuxième acte témoigne d’une grande maîtrise du phrasé et révèle un timbre séduisant. Mais tous doivent s’incliner devant Ildar Abdrazakov en Prince Grémine : voix somptueuse, style exemplaire, phrasé raffiné, autorité naturelle, toutes ces qualités distinguent les tout grands chanteurs.
Plutôt que les honorables Zoryana Kushpler en Madame Larina et Maria Barakova en Olga, retenons Margarita Nekrasova : la mezzo-soprano possède la tessiture et le caractère de Filipyevna. Thomas Morris, qui remplace Guy de Mey initialement annoncé, déçoit en monsieur Triquet, à cause d’une voix un peu trop chevrotante, mais il rend son personnage suffisamment pittoresque par un habile jeu d’acteur. Le choix de Daniel Golossov convient mieux pour les deux petits rôles qui lui ont été confiés.
Rigoureusement préparés, les choristes évoluent avec naturel dans les méandres de la langue russe. En dépit de cuivres pas toujours nets et de cordes manquant parfois de souplesse, alors que les bois, excellents, affichent plus de constance, l’orchestre épouse la respiration et l’intonation propres à cette musique. Il en restitue également le ton passionné, les couleurs si caractéristiques et la nostalgie sous-jacente, sous la direction de l’excellente Speranza Scappucci. Le chef réussit autant les moments d’intimité que les passages plus enlevés, comme les pages de ballet, vives et élancées comme il convient, tandis que le dernier acte progresse avec une tension bouleversante et implacable. Tout ceci prouve que l’orchestre et les chœurs possèdent les ressources nécessaires pour aborder plus fréquemment le répertoire russe. Nous n’étions plus sortis de l’Opéra royal de Wallonie aussi satisfaits depuis longtemps.
Sébastien Foucart
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