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Aux frontières du son et de la mort Paris Théâtre du Châtelet 10/22/2021 - et 23 octobre 2021 Joan Magrané Figuera : Intérieur (création) Michel Vuillermoz (récitant), Flora Gaudin (danseuse)
Ensemble intercontemporain, Matthias Pintscher (direction)
Silvia Costa (mise en scène), Marine Prunier (assistante à la mise en scène), Matteo Bambi (lumières), Laura Dondoli (costumes)
(© Anne-Elise Grosbois)
Contemporaine de Pelléas et Mélisande, la pièce Intérieur parut en 1894 dans un volume regroupant Trois Petits Drames pour marionnettes. Maurice Maeterlinck y approfondit sa veine symboliste, avec des personnages désincarnés évoluant comme des pantins au service d’une intrigue réduite à sa plus simple expression.
Le vieillard et l’inconnu sont arrêtés au bord d’un jardin d’où ils voient, à travers les fenêtres de la maison, le père, la mère, les deux filles et l’enfant endormi. Les deux hommes sont dépositaires d’une tragique nouvelle: le corps de l’une des filles de cette famille a été découvert dans le fleuve – il s’agit probablement d’un suicide. Comment l’annoncer? Faut-il introduire la mort dans la vie paisible du foyer?
Un théâtre de chambre, jouant sur l’expectative et les non-dits, où la question de la légitimité du mensonge – qui opposa en son temps Emmanuel Kant à Benjamin Constant – atteint ici un stade éthique, car associé à la mort d’un enfant.
Nous n’avions jamais écouté, avant cette création mondiale (production du Théâtre du Châtelet en coproduction avec l’Ensemble intercontemporain), la musique de Joan Magrané Figuera (né en 1988). Aussi est-il difficile d’évaluer dans quelle mesure le compositeur catalan a su accorder sa lyre au sujet auquel elle semble inextricablement liée. La confession selon quoi Matthias Pintscher «... était sûr que cette pièce pouvait m’intéresser – et il ne se trompait pas» corrobore l’idée que le style de Figuera entrait naturellement en résonance avec la pièce de Maeterlinck sans qu’il faille lui imprimer la moindre torsion.
Sous cette musique en déchirement de soie, où le tuilage de multiples figures mélodiques façonne une texture fragile mais constamment animée de l’intérieur, Figuera brosse un arrière-plan fondé sur les résonances (harmoniques sourdes des gongs et rafales de grosse caisse, le plus souvent jouées piano) à l’aide desquelles il vaporise sa partition – l’élément aquatique où s’est abîmée la jeune fille? Un concertino évolue sur la scène, encerclant le narrateur. Lors de l’aveu (car celui-ci finit bien par advenir), le discours éclate brusquement en spasmes, avec adjonction des claviers, pour se résorber aussitôt: on dit des vraies douleurs qu’elles sont muettes; et «L’enfant ne s’est pas réveillé».
Ce «théâtre intime» (pour reprendre le mot de Strindberg) n’appelait-il pas une scène moins vaste que celle du Théâtre du Châtelet? Silvia Costa y remédie en exploitant l’idée de frontière (déclinée entre mensonge et vérité, vie et mort, etc.), mais se refuse à sa transgression: ainsi de l’isolement des sphères respectives du récitant et de la danseuse (expressive Flora Gaudin) – «elle représente bien sûr la jeune fille retrouvée morte, son souvenir, mais aussi son fantôme» –, tour à tour empêtrée dans sa propre chevelure ou aspergée de cataractes. Mais c’était compter sans la note d’attention qui, en écho à la difficulté de communication entre le vieillard et la famille, recherche moins le Gesamtkunstwerk qu’à «juxtaposer les arts. Ou, plus exactement, à les présenter chacun dans leur entier, dans toute leur force et leur présence.»
Pour bien-fondée qu’elle soit, cette quête («dans toute leur force et leur présence») peine à s’accomplir le temps (court: 1 heure 10) du spectacle. La diction probe de Michel Vuillermoz donne envie de se replonger dans le texte de Maeterlinck. Quant à la direction toujours très vivante de Matthias Pintscher à la tête d’un Ensemble intercontemporain particulièrement ductile, elle témoigne d’une réelle affinité avec l’univers musical de Joan Magrané Figuera. Univers qu’on espère avoir l’occasion de réentendre prochainement pour en cerner les contours avec davantage d’acuité.
Le site de Joan Magrané Figuera
Jérémie Bigorie
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