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Magistral Geneva Grand Théâtre 09/13/2021 - et 15*, 17, 19, 21, 24 septembre 2021 Serguei Prokofiev : Guerre et Paix, opus 91 Björn Bürger (Prince Andreï Bolkonski), Ruzan Mantashyan (Natacha Rostova), Daniel Johansson (Comte Pierre Bezoukhov), Ales Briscein (Anatole Kouraguine), Elena Maximova (Comtesse Hélène Bezoukhova), Dmitry Ulyanov (Général Koutouzov), Lena Belkina (Sonia Rostova), Natascha Petrinsky (Maria Dmitrievna Akhrossimova, Mavra Kouzminichna), Eric Halfvarson (Comte Rostov), Liene Kinca (Princesse Maria Bolkonskaia), Alexey Tikhomirov (Prince Nikolaï Bolkonski, Général Béliard), Alexey Lavrov (Napoléon Bonaparte), Alexander Roslavets (Colonel Denissov), Alexander Kravets (Platon Karataïev), Alexey Shishlyaev (Dolokhov, Jacquot), Alexei Botnarciuc (Gavrila, Maréchal Berthier, Maréchal Davout), Denzil Delaere (Fiodor, Aide de camp du Prince Eugène, Gérard), Michael J. Scott (L’hôte du bal, Ordonnance du prince Bolkonski, Ivanov), Anas Séguin (Le vieux laquais de Bolkonski, Thikon Cherbaty, Matveiev), Jerzy Butryn (Valet de chambre de Bolkonski, Aide de camp de la suite de Napoléon, Un officier français), Gwendoline Blondeel (Peronskia, Douniacha), Marta Fontanals-Simmons (La Tzigane Matriocha, Aide de camp de Murat), Julien Henric (Un laquais, Aide de camp de Koutouzov, Une voix en coulisse), Viktoria Martynenko (La femme de chambre de Bolkonski), Jaime Caicompai (Aide de camp du général Compans), Rémi Garin (L’abbé français, Monsieur de Beausset), Peter Baekkun Cho (Métivier, docteur français), Rodrigo Garcia (Une voix en coulisse, Zapevala)
Chœur du Grand Théâtre de Genève, Alan Woodbridge (préparation), Orchestre de la Suisse Romande, Alejo Pérez (direction musicale)
Calixto Bieito (mise en scène), Rebecca Ringst (décors), Ingo Krügler (costumes), Michael Bauer (lumières), Sarah Derendinger (vidéos), Beate Breidenbach (dramaturgie)
(© Carole Parodi)
Une œuvre monumentale tirée d’un livre tout aussi imposant, de plus de 2000 pages. Guerre et Paix de Serguei Prokofiev, d’après le roman éponyme de Tolstoï, c’est l’opéra de la démesure, un opéra qui mobilise toutes les forces d’un théâtre : treize tableaux, plus de soixante-dix rôles, un orchestre en grand effectif, un chœur de plus de soixante personnes et près de quatre heures de musique, ce qui explique pourquoi le public n’a guère l’occasion de l’entendre sur scène. Et d’ailleurs, sur ConcertoNet, plus aucune production de l’ouvrage n’a été chroniquée depuis une série de représentations à Bastille en 2000 et une reprise en 2005, c’est dire. Il faut donc saluer l’audace du Grand Théâtre de Genève, qui a choisi d’inaugurer sa saison 2021-2022 avec cette œuvre gigantesque. En période de pandémie, la décision est d’autant plus remarquable, même si l’institution a choisi de réduire quelque peu la voilure, pour des raisons liées justement à la crise sanitaire (durée du spectacle) : 3h15 de musique et quelque trente rôles, ce qui est déjà une gageure en soi. Le pari est réussi sur toute la ligne : une distribution de haut niveau sans aucune faille, une direction d’orchestre fluide et transparente et une mise en scène intelligente et cohérente. Le spectacle non seulement restera dans les annales du Grand Théâtre, mais fera date aussi dans l’histoire de l’art lyrique. Un seul regret : les rangs de spectateurs clairsemés, un crève-cœur, mais cela montre une fois de plus que le public de l’opéra est vraiment peu curieux. Il ne reste plus qu’à espérer que le bouche à oreille fonctionnera pleinement et que la salle sera mieux remplie pour les dernières représentations.
Aussi curieux que cela puisse paraître, Calixto Bieto, qui a pourtant plus d’une centaine de mises en scène lyriques à son actif, n’avait encore jamais travaillé à Genève. L’artiste espagnol a choisi de représenter les deux parties de l’ouvrage de Prokofiev – thématiquement très différentes – dans le même décor, assurant ainsi une certaine cohérence. Sa production se veut ironique et critique. Toute l’intrigue se déroule dans un salon aux couleurs rouge et blanche et aux meubles dorés, dans lequel est réunie une société décadente de parvenus souvent vulgaires. Natacha et Andrei se croisent et tombent amoureux, alors que les autres convives sont recouverts de plastique, comme s’ils étaient enfermés dans leur bulle, totalement déconnectés de la réalité. Petit à petit, le salon va se remplir de ballons, de verres brisés et de cartons de pizza, autant de symboles d’une société qui court à sa perte, peuplée d’individus grotesques. Au début de la seconde partie, le décor se désintègre : le plafond se soulève et les murs s’écartent et s’inclinent. Les fauteuils sont entassés au milieu de la pièce pour former des barricades. Le salon s’est transformé en champ de bataille, la guerre est déclarée, mais c’est avant tout une guerre intérieure que chaque personnage doit affronter. Ce qui frappe aussi dans la mise en scène de Calixto Bieto, c’est le formidable jeu d’acteurs, la caractérisation extrêmement poussée de chaque personnage.
Dirigeant l’ouvrage de Prokofiev pour la première fois, Alejo Pérez en fait presque un opéra de chambre, oserait-on dire. Le jeune chef argentin offre en effet une exécution intimiste, claire et transparente, permettant d’entendre chaque détail et ne couvrant jamais les chanteurs. Sa direction est alerte et vive, les transitions se font sans heurt et avec fluidité et la tension dramatique est maintenue de bout en bout. L’Orchestre de la Suisse Romande affiche la forme des grands soirs, avec notamment des cuivres impressionnants. Le Chœur du Grand Théâtre éblouit, lui, par sa cohérence et sa précision. La distribution vocale est parfaitement homogène et atteint des sommets. A commencer par la splendide Natacha de Ruzan Mantashyan, à la voix claire et lumineuse et aux aigus radieux. L’interprète s’identifie totalement à son personnage de jeune fille attachante et insouciante qui va petit à petit sombrer dans une tristesse indicible. Avec son physique fin et svelte de jeune premier romantique, Björn Bürger est un Prince Andrei idéal, d’autant que le timbre est charmeur à souhait. En général Koutouzov tout de blanc vêtu, Dmitri Ulyanov impressionne par ses accents caverneux et véhéments, mais aussi par son côté touchant, tout haut gradé qu’il soit. Le Pierre Bezoukhov de Daniel Johansson séduit, quant à lui, par son humanité et sa noblesse, alors que l’Anatole exalté et cynique d’Ales Briscein lance des aigus puissants et bien timbrés. Tous les autres solistes sont à l’avenant. Un spectacle magistral, à tous points de vue. La seule fausse note de la soirée aura été la panne du système de surtitrages pendant la première heure de la représentation. Comme on ne change pas une équipe qui gagne, le duo Calixto Bieto-Alejo Pérez reviendra à Genève, d’abord pour Lady Macbeth de Mzensk puis pour La Khovantchina. On ne peut que s’en réjouir !
Claudio Poloni
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