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Le cri et le rire Salzburg Felsenreitschule 08/15/2021 - et 20, 26, 29 août 2021 Luigi Nono : Intolleranza 1960 Sean Panikkar (Un emigrante), Sarah Maria Sun (La sua compagna), Anna Maria Chiuri (Una donna), Antonio Yang (Un algerino), Musa Ngqungwana (Un torturato), Sung-Im Her, Misha Downey, Victor Lauwers, Yonier Camilo Mejia (Needcompany - performance et danse), BODHI PROJECT et SEAD (Salzburg Experimental Academy of Dance)
Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, Huw Rhys James (chef de chœur), Wiener Philharmoniker, Ingo Metzmacher (direction)
Jan Lauwers (mise en scène, décor, vidéo), Jan Lauwers et Paul Blackman (chorégraphie), Lot Lemm (costumes), Ken Hioco (lumières) (© Salzburger Festspiele/Maarten Vanden Abeele)
On peine à imaginer la création d’Intolleranza 1960 au théâtre de La Fenice à Venise, cadre de bonbonnière dorée qui sied mal aux dimensions, et moins encore au contenu, de cette « action scénique ». En 1961, sous la direction de Bruno Maderna, la soirée prit des allures de scandale, l’ouvrage s’affichant résolument « de gauche », protestation ouverte contre les violences policières et toutes les privations de liberté : une création houleuse, avec grand chahut, pluie de tracts néo-fascistes en provenance des balcons... le tout dans un décor suranné paraissant davantage adapté au Senso de Visconti.
Intolleranza 1960 s’est imposé depuis comme un incontournable, mais en gardant une réputation tenace d’ouvrage difficile. Moins par son langage dodécaphonique, aux modelés de phrase somptueusement lyriques, que du fait de l’espace d’expansion très vaste qu’il requiert, avec deux niveaux scéniques différents : une véritable action, moments de la vie d’un travailleur immigré, rencontres successives, y compris amoureuses, mais aussi, tout autour, un écrasant contexte social. Nono pioche largement dans la littérature engagée, de Brecht à Eluard, en passant par Sartre et Maïakovski, textes complétés par un matériel historique authentique, slogans de manifestations (la sale guerre/no pasáran/nie wieder Krieg/morte al fascismo/ libertà ai popoli/down with discrimination...), minutes d’interrogatoires nazis, ou d’Algériens par la police française... Autant de facettes à faire valoir, en préservant l’effet d’accumulation polémique de l’ensemble. Pour cela le Festival de Salzbourg dispose d’un outil privilégié : la salle du Felsenreitschule, dépourvue de machinerie conventionnelle mais d’une telle largeur et hauteur que tous les paris scéniques y deviennent possibles. Doté de tels moyens, un directeur aussi avisé que Markus Hinterhäuser, ne pouvait à long terme faire l’impasse : initialement prévu pour l’année 2020, le projet a été reporté à cet été, où il a pu être réalisé, cette fois, sans aucune contrainte sanitaire apparente.
Soixante ans après la création d’Intolleranza 1960, le scénographe flamand Jan Lauwers réussit à préserver à l’ouvrage son caractère de brûlot politique, même si l’approche diverge forcément de la perspective d’origine. Les aspects de pamphlet antifasciste deviennent moins centraux, au profit de problématiques plus contemporaines, dont notre actuel afflux de réfugiés climatiques et politiques. Selon Lauwers, il s’agit moins aujourd’hui de dénoncer une éventuelle intolérance que notre indifférence, à l’égard de ces grands drames humains du moment.
La production met donc l’accent sur cette intense souffrance collective, exprimée par une chorégraphie continuellement convulsive et agitée. Les danseurs, très énergiques, de la Needcompany ainsi que des projets BODHI et SEAD, se dépensent énormément, mais même le chœur de l’Opéra de Vienne, en effectif considérable, doit souvent courir d’une extrémité à l’autre d’une scène très large. Prévaut une tenace impression de confusion, de déracinement, de désorientation, d’autant plus que le plateau est en général peu éclairé. De temps à autre, l’action se focalise davantage sur les solistes, ou, plus longuement sur une impressionnante scène de tortures, heureusement stylisée. Car ici il n’est pas vraiment question de réalisme. Les moyens de toucher sont autres. Telle cette glaçante scène ajoutée par Lauwers, déclamation d’un poète aveugle (incarné avec une bizarre frénésie par l’acteur Victor Afung Lauwers), poète qui non seulement n’est pas écouté par la foule, mais dont chaque nouvelle phrase déclenche un irrépressible fou-rire collectif, de plus en plus fort. Le rire en tant qu’antidote dérisoire, et qui confine au cri de désespoir. A ce moment, la salle s’allume, comme pour inclure tout l’auditoire dans cette réaction contagieuse de défense, voire de rejet. Un public qui cependant reste interloqué, ne bronche pas, derrière ses masques. Saisissante conclusion aussi, quand subitement on s’arrête enfin de courir vers nulle part : un changement d’éclairage brutal révèle sur le plateau un ovale humain parfait, tout le monde main dans la main. Un peu d’idéalisme salvateur, enfin ! Et sur une musique chorale sublime.
(© Salzburger Festspiele/Maarten Vanden Abeele)
Casting intentionnellement cosmopolite, avec en tête d’affiche, dans le rôle de l’émigré, le ténor américain d’origine sri-lankaise Sean Panikkar, déjà un prodigieux Dionysos dans Les Bassarides de Henze ici même il y a trois ans, et qui se confronte une fois encore sans broncher à une ligne de chant aux intervalles vertigineux. Dans les deux rôles féminins principaux : l’Italienne Anna Maria Chiuri, très fortement caractérisée, et l’Allemande Sarah Maria Sun, plus lyrique. Et puis le luxe incroyable de pouvoir disposer à la fois du Chœur de l’Opéra de Vienne et des Wiener Philharmoniker pour une telle partition ! Dans la large fosse du Felsenreitschule, on repère facilement toute l’élite habituelle des bois et cuivres de l’orchestre, tassée sur la gauche, un important effectif de cordes occupant la partie droite. L’impressionnant appareil de percussions, harpes, piano... prend quant à lui place en hauteur, aux deux extrémités de la scène, ce qui renforce l’impression d’un son très spatialisé, qui, même lors des plus fortes déflagrations, ne sature jamais. Ingo Metzmacher coordonne le tout en accordant une place toute particulière aux flux et reflux, ainsi qu’à une succession d’arrêts brutaux, qui tranchent dans le vif comme des couperets. Non, décidément, servi avec une telle acuité, l’art engagé de Nono ne prend aucun coup de vieux.
Laurent Barthel
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