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N’oubliez pas vos jumelles... Bayreuth Festspielhaus 07/25/2021 - et 31 juillet, 4*, 7, 11, 14, 20 août 2021 Richard Wagner : Der fliegende Holländer Georg Zeppenfeld (Daland), Asmik Grigorian (Senta), Eric Cutler (Erik), Marina Prudenskaya (Mary), Attilio Glaser (Le pilote), John Lundgren (Le Hollandais)
Chor der Bayreuther Festspiele, Eberhard Friedrich (chef de chœur), Orchester der Bayreuther Festspiele, Oksana Lyniv (direction)
Dmitri Tcherniakov (mise en scène, décors), Elena Zaytseva (costumes), Gleb Filshtinsky (éclairages) (© Enrico Nawrath)
Elle est ukrainienne, lui russe, et tous deux font cet été des débuts remarqués à Bayreuth. Mais Oksana Lyniv (43 ans) et Dimitri Tcherniakov (51 ans) ne sont de loin pas des inconnus en Bavière, puisqu’ayant déjà travaillé régulièrement au Bayerische Staatsoper de Munich. Elle d’abord en tant qu’assistante de Kirill Petrenko, puis chef titulaire pour certains projets, et lui comme metteur en scène régulièrement invité, sous les mandats de Peter Jonas puis Nikolaus Bachler, pour des productions controversées, dont dernièrement un Freischütz atypique qui a fait couler beaucoup d’encre.
Donc juste une translation de 250 kilomètres plus au nord, et on retrouve cette fois Tcherniakov aux prises avec Le Vaisseau fantôme, l’autre ouvrage emblématique de ce genre très particulier qu’est l’opéra romantique allemand. De même que le Freischütz munichois ne se passait pas dans un village ni même dans une forêt, mais à mi-hauteur d’un building, dans un centre d’affaires, on pouvait se douter que pour ce Vaisseau fantôme de Bayreuth, il n’y aurait probablement ni mer, ni bateaux, ni spectres. Procès d’intention ? Malheureusement non. Quand il s’agit de disséquer un livret d’opéra, pour n’en garder que quelques ossements de charpente et beaucoup de nerfs à vif, les tics et contorsions d’interprétation de Tcherniakov se ressemblent de plus en plus d’un ouvrage à l’autre.
Plus de surnaturel, plus de fantastique, simplement un fait divers, dans une bourgade nordique impersonnelle aux façades carrelées. Pendant l’ouverture, une pantomime tente de nous faire comprendre que la mère d’un petit garçon y a vécu naguère une affaire sentimentale avec Daland, homme marié. Mal assumée des deux côtés, cette liaison, dont l’enfant a été fortuitement témoin, s’est terminée par le suicide de la mère, dans une certaine indifférence générale. Après de nombreuses années, le Hollandais ne serait autre que cet enfant devenu adulte, réapparu sur les lieux pour assouvir sa soif de vengeance. Sont froidement visés : Daland bien sûr, mais aussi toute sa famille, voire toute la ville.
Ambiance à la Peter Grimes, dans un microcosme replié sur lui-même : l’océan n’est pas loin, mais pour l’instant tout le monde reste bloqué à terre et ressasse. Le Hollandais prépare sa vengeance, Daland et ses hommes d’équipage se congratulent au bistrot du coin en évoquant leurs souvenirs de tempêtes en mer, la petite chorale féminine de Mary répète son chœur folklorique en vue d’une prochaine fête de patronage... Dans ce contexte étriqué, Senta est une adolescente criseuse qui ne croit à rien, et pas même d’ailleurs à la légende du Hollandais, fantasme collectif un peu éculé. Son père lui ramène cependant un étrange prétendant, apparemment fortuné, rencontré au cours d’une beuverie, avec lequel elle paraît décidée à s’amuser un peu. Mais l’aventure tourne court, puisque de toute façon ledit prétendant s’est surtout déplacé pour tuer et détruire. On ne dévoilera pas la fin, qui accorde une place particulière au personnage de Mary, arbitrairement présentée comme la mère de Senta. Bien plus clairvoyante que Daland, elle est la seule à comprendre la machination, et finalement à agir : une chute d’une intensité très prenante, à vivre dans le suspense global.
Dans cette mise en scène brillamment préméditée, Tcherniakov s’affaire comme à l’accoutumée à créer des personnages très différenciés, caractérisés jusqu’à d’infimes détails d’expression et de posture. Mais voilà qui ne fait toujours pas un spectacle complet. Résumons : un premier tableau confiné dans un bistrot minuscule, une scène de ballade tassée entre quelques façades, et puis l'action se recroqueville complètement dans une véranda de quelques mètres carrés à l’avant-scène, pour un dîner à quatre chez Daland, avec le Hollandais en invité. Seul le dernier tableau s’accorde davantage d’ampleur scénique, mais sinon, à moins de se munir d’une excellente paire de jumelles pour scruter les physionomies, il n'y a que très peu à voir.
Ce défaut n’est pas nouveau chez Tcherniakov, qui s’obstine à nous faire des mises en scène qu’il n’est possible d’apprécier vraiment que depuis les premières rangées du parterre, ou, à défaut, sur les plans rapprochés d'une diffusion en streaming ou d'un DVD. Quant on se voit proposer un théâtre de l’ampleur de Bayreuth, lieu magique notamment par le rapport de distance très particulier qu’il instaure entre public et scène, il est regrettable de s’en tenir à une production dont l’intimisme aurait en revanche parfaitement convenu dans un Kammerspiel de 400 places.
Dans la fosse, Oksana Lyniv, elle, s’est bien adaptée. Son Wagner s’épanouit avec une belle ampleur, voire un peu de précipitation parfois, au risque de quelques pertes de contrôle (des décalages à la fin de l’ouverture, ou dans les chœurs du dernier tableau). Les apparitions fantastiques du Hollandais manquent encore de complexité dans la matière sonore, mais ces débuts d’Oksana Lyniv à Bayreuth paraissent d’emblée bien plus captivants que ceux de Pietari Inkinen, dans la Walkyrie entendue la veille. Quant au handicap particulier de chœurs qui ne chantent pas sur le plateau pour des raisons sanitaires, il est surmonté avec tellement d’efficacité qu’on ne s’aperçoit pas de l’artifice. Même les quelques décalages à déplorer semblent provenir du plateau lui-même, du fait de l’agitation des (faux) choristes à ce moment-là, et non des aléas du système de retransmission. Et puis ce sont là les tout premiers débuts d’une femme à la tête de l’Orchestre du Festival : une date historique !
(© Enrico Nawrath)
Autre début encore : Asmik Grigorian, qui ne fait qu’une bouchée du rôle de Senta. Projection parfaite, dramatisation extrême de la Ballade, présence scénique d’une juvénilité idéale pour le rôle d’enfant gâtée insupportable que Tcherniakov lui fait jouer, face au Hollandais énigmatique, glacial, angoissant, de John Lundgren. Georg Zeppenfeld, toujours l’une des grandes basses wagnériennes du moment, est un parfait Daland, qui parvient même à porter avec une certaine élégance l’uniforme habituel des pères chez Tcherniakov : le pull tricoté verdâtre. Erik Cutler chante Erik à la perfection, voire essaye de s’imposer, mais le metteur en scène s’est vraiment trop peu intéressé à son personnage, grande silhouette dont la présence paraît toujours superflue. En revanche le rôle de Mary se voit accorder un traitement exceptionnellement détaillé, et Marina Prudenskaya y est bouleversante.
Laurent Barthel
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